Mémoires d'un Anti-Apôtre : E.S. 1025 - MARIE CARRÉ - N3

Publié le par monSeigneur et monDieu

CHAPITRE V

OÙ UN AMBITIEUX PROGRAMME CHRÉTIEN CONDUIT D’ABORD À L’ASSASSINAT

 

   Ma mère tomba malade et il fallut la mettre en observation à l’hôpital.

   Mon père, par un bizarre réflexe de pitié, je suppose, joua de la gamme « gentillesse » avec moi. Je lui donnai la réplique avec beaucoup de dignité. II me demanda ce que je comptais faire. Je lui répondis que je n’abandonnerais pas, mais que je choisirais de faire ma médecine si vraiment l’Église ne voulait pas de moi. Petit couplet sur le bien des corps qui favorise le bien de l’âme. Fermez le ban !   

   Bien sûr, j’avais envoyé un télégramme urgent à l’oncle. Par l’intermédiaire du prêtre qui me servait de boite aux lettres, la réponse vint rapidement. Elle était brève et ne me surprit qu’à moitié. Elle disait : « Supprimez l’obstacle ».

   Bien entendu, j’avais reçu un entraînement spécial réservé aux agents secrets. Je savais aussi bien attaquer que me défendre. En l’occurrence, je discutai longuement avec moi-même pour savoir si je devais simuler un accident ou plutôt un arrêt du cœur. En bref, devais-je semer l’inquiétude, ou simplement prouver ma docilité ?

   Je pensai qu’il valait mieux procéder à cette liquidation en dehors du couvent. En conséquence, je priai mon correspondant d’inviter le religieux chez lui, sous n’importe quel prétexte. Heureusement, ces deux hommes se connaissaient.

   Je ne mentais pas en disant que je voulais savoir ce qui avait porté ce religieux à me refuser les marques de la vraie vocation. C’était important pour moi, car j’apprendrais ainsi à perfectionner ma petite comédie religieuse. En plus, j’étais horriblement vexé de cet échec. Et j’espérais encore pousser le religieux à revenir sur sa décision.

   En attendant cette seconde entrevue, je fignolais mon vrai travail. J’y disais ceci : Il est très important que les chrétiens prennent conscience du scandale que représente la division de l’Église. Car il y a trois sortes de chrétientés : la catholique, plusieurs orthodoxes et quelque trois cents sectes protestantes.

   Faire état de la dernière prière de Jésus de Nazareth, prière jamais exaucée : "Soyez UN comme Mon Père et Moi sommes UN".

   Cultiver un lancinant remords à cet égard, particulièrement chez les catholiques.

   Faire ressortir que tout est la faute des catholiques qui font eux-mêmes, par leur intransigeance, les schismes et les hérésies.

   Arriver au point que le catholique se sente tellement coupable qu’il veuille réparer à n’importe quel prix. Lui suggérer qu’il doit rechercher lui-même tout ce qui peut rapprocher des protestants (et des autres aussi) sans nuire au Credo. Ne garder que le Credo.

   Et encore... attention : le Credo doit subir une infime modification. Les catholiques disent : « Je crois à l’Église catholique », les protestants disent : « Je crois à l’Église universelle ». C’est la même chose. Le mot catholique veut dire : universel. Du moins, il voulait le dire à l’origine. Mais, au cours des âges, le mot « catholique » a pris une signification plus profonde. C’est presque un mot magique. Et je dis que ce mot, il faut le supprimer du Credo, pour un plus grand bien, c’est-à-dire l’union avec les protestants.

   En plus, il faudra que chaque catholique fasse l’effort de rechercher ce qui pourrait faire plaisir aux protestants, étant bien entendu que la Foi et le Credo ne sont pas en cause, ne le seront jamais. Toujours diriger les esprits vers une plus grande charité, une plus grande fraternité.

   Ne jamais parler de Dieu, mais de la grandeur de l’homme. Transformer petit à petit le langage et les mentalités. L’homme doit passer en premier. Cultiver la confiance en l’homme qui prouvera sa propre grandeur en fondant l’Église universelle où viendront se fondre toutes les bonnes volontés. Faire ressortir que la bonne volonté de l’homme, sa sincérité, sa dignité ont beaucoup plus de valeur qu’un Dieu toujours invisible.

   Montrer que le cadre de luxe et d’art qui enveloppe les églises catholiques et orthodoxes est en horreur aux protestants, aux juifs et aux musulmans. Suggérer que ce cadre inutile vaut la peine d’être supprimé pour un plus grand bien.

   Exciter un zèle iconoclaste. Les jeunes doivent démolir tout ce fatras : statues, images, reliquaires, ornements sacerdotaux, orgues, cierges et lampes, vitraux et cathédrales, etc. etc. Il sera bon également qu’une prophétie soit lancée dans le monde entier qui dise : « Vous verrez les prêtres mariés ! et la messe en langue vulgaire ».

   Je me souviens avec joie d’avoir été le premier à dire ces choses en 1938.

   La même année, je poussai les femmes à demander le sacerdoce. Et je préconisai une messe, non pas paroissiale, mais familiale, dite à la maison, par les père et mère, avant chaque repas.

   Les idées me venaient en foule, toutes plus exaltantes les unes que les autres.

   Comme je finissais de transcrire en code tout ce programme, mon ami m’informa que le religieux lui rendrait visite le lendemain.

   J’avais arrêté ma ligne de conduite et pensais arriver à modifier le verdict de cet homme, un être assez simple et peu cultivé.

   Il ne parut pas surpris de me voir arriver. Mon ami avait dû essayer de le faire parler, mais en vain, car il me fit un petit signe convenu entre nous. Je ne me décourageai pas, mais attaquai avec douceur cet homme certainement intègre. Je lui fis remarquer qu’il commettait presque un assassinat en me refusant la prêtrise. Et j’insistai pour savoir les motifs de cette attitude.

   Mais il me répondit qu’il n’avait pas de motifs, que simplement le Seigneur lui donnait des lumières sur les âmes, et que la mienne n’était pas propre à entrer dans le sacerdoce. J’avoue que je m’énervai. Cette réponse n’en était pas une. Mais je finis par croire qu’il ne mentait pas. En vérité, il n’avait aucun motif précis pour me rejeter dans le néant, excepté une espèce de flair tout ce qu’il y a de peu scientifique. Le plus énorme, c’est qu’il ne paraissait pas du tout conscient de la gratuité de son action. Il semblait nager en pleine magie.

   Je l’informai que j’étais décidé à me présenter ailleurs. Il me répondit, avec son sourire angélique, que j’avais tort de m’obstiner. Je lui dis que je serais capable de lui ôter la vie si ce geste pouvait me faire entrer au séminaire. Il me répondit qu’il le savait. Là, je fus vraiment stupéfait. Et nous restâmes un long moment à nous regarder. Puis, il reprit la parole pour dire : « Vous ne savez pas ce que vous faites ».

   J’avoue qu’à cet instant, j’aurais voulu fuir à l’autre bout du monde. Cet homme avait un pouvoir que je ne m’expliquais pas.

   Mais mon ami me fit un signe. Il sentait que je faiblissais. Et moi, je savais que tout serait fini pour moi si je désobéissais aux ordres de l’oncle. Je devais moi-même faire disparaître cet obstacle. Ma valeur, pourtant visible, devait être confirmée par ce geste d’obéissance et de courage.

   Alors je me levai et provoquai la mort sans blessures. Les hommes de ma valeur avaient tous eu la chance de subir un entraînement spécial dont les précieux secrets nous venaient du Japon. À cette époque-là, peu de personnes, en Occident, avaient conscience d’être fort ignorantes des possibilités extraordinaires qu’offre le corps humain, aussi bien pour la défensive que pour l’attaque, et même le meurtre, à mains nues. Quoique Russe, je reconnais qu’en ce domaine (et peut-être en d’autres) les Japonais sont des as.

   Je ne crois pas qu’à l’époque de mes études, beaucoup de pays européens, ou même américains, enseignaient des méthodes à la fois vraiment esthétiques et efficaces pour se battre avec ou sans mise à mort, mais toujours à mains nues.

   Je suis fier d’être un des premiers adeptes de ces arts martiaux et d’autant plus qu’ils répondent pour le Russe que je suis à un culte national pour la danse. Ils m’ont permis, en plusieurs occasions, de me défendre sans donner le spectacle d’un animal balourd et préhistorique.

   Ayant donc provoqué en deux gestes rapides (mais nécessitant un long entraînement) la mort sans blessure de celui qui avait eu l’audace presque comique de se dresser face au marxisme-léninisme (en d’autres termes face à l’avenir) je rentrai paisiblement chez moi. Le décès serait normalement signalé. Cause : arrêt du cœur.

   Le lendemain, mon corps était couvert de petits boutons. J’étais furieux, car c’était un signe de faiblesse, signe que mon foie n’avait pas supporté cette tension. Stupide.

   Puis, je me félicitai, car mon père crut que je souffrais vraiment de ne pas entrer au séminaire et prit la peine d’aller plaider ma cause auprès de l’évêque. Avec succès

 

CHAPITRE VI

OÙ L’ANTI-APÔTRE COMMENCE EFFECTIVEMENT SON TRAVAIL

ET RESSENT UNE HAINE TOUTE SPÉCIALE POUR LA SOUTANE

 

   Je me préparai donc ouvertement à entrer au séminaire. Et ma mère guérie fit pour moi des achats inconsidérés quand la bombe éclata, sous forme d’un télégramme, m’appelant à Rome avec la mention : « Pour une nouvelle affectation ». Je fis semblant de ne rien comprendre. Ma mère se remit à pleurer et je poussai un grand soupir de soulagement quand je quittai le pays de mon enfance. J’espérais bien n’y jamais revenir.

   À Rome, j’eus des conversations fort intéressantes avec un professeur qui serait le mien quand j’aurais reçu la prêtrise. Il faisait partie de notre réseau. Il était très optimiste.

   Il s’était spécialisé dans l’Écriture Sainte et travaillait à une nouvelle traduction de la Bible en langue anglaise. Le superbe est qu’il avait choisi pour unique collaborateur un pasteur luthérien. Ledit pasteur, du reste, n’était plus très d’accord avec sa propre église qui lui paraissait vieillotte. Cette collaboration, bien entendu, restait secrète. Le but des deux hommes était de débarrasser l’humanité de tous les systèmes qu’elle s’était donnés par le truchement de la Bible, et surtout du Nouveau Testament.

   Ainsi la virginité de Marie, la présence réelle dans l’Eucharistie, et la Résurrection devaient, selon eux, être mis entre parenthèses, pour aboutir à une toute simple suppression. La dignité de l’homme moderne leur paraissait valoir ce prix.

   Le professeur m’apprit aussi une façon raisonnable de dire la messe, puisque dans six ans, je serais bien obligé de la dire. En attendant une modification profonde de toute cette cérémonie, lui ne prononçait jamais les paroles dites de la consécration. Mais, pour ne pas être soupçonné, il prononçait des paroles presque semblables du moins quant à la terminaison des mots. Il me conviait à en faire autant.

   Tout ce qui assimilait cette cérémonie à un sacrifice devait être, petit à petit, supprimé. L’ensemble ne devait représenter qu’un repas pris en commun, comme chez les protestants. Il assurait même qu’il n’aurait jamais dû en être autrement. Il travaillait aussi à l’élaboration d’un nouvel Ordinaire de la Messe et me conseilla d’en faire autant, car il lui paraissait tout à fait souhaitable de présenter au monde un nombre très varié de messes. Il en fallait de très brèves pour les familles et les petits groupes, de plus longues pour les jours de fêtes, encore que selon lui, la vraie fête pour l’humanité travailleuse est la promenade dans la nature. Il pensait qu’on arriverait facilement à considérer le dimanche comme un jour consacré à la Nature.

   Il me dit que ses travaux ne lui laissaient pas le temps de méditer les religions juive, musulmane, orientale et autres, mais que ce travail-là avait une grande importance, peut-être plus grande que sa nouvelle traduction de la Bible. Il me conseilla vivement de rechercher, dans toutes les religions non chrétiennes, ce qui exalte le mieux l’homme et d’en faire la propagande.

   J’essayai de l’inciter à parler des autres prêtres et séminaristes affiliés comme moi au Parti, mais il prétendait n’en presque rien savoir.

   Il me donna cependant l’adresse d’un Français, professeur de chant, installé dans la ville où je me rendrais pour étudier pendant six ans des sciences profondément ennuyeuses. Il m’assura que je pouvais avoir toute confiance en cet homme, qu’il me rendrait tous les services les plus délicats, comme par exemple de me permettre d’avoir des costumes civils chez lui, à condition que je le paye largement.

   Bien entendu, il me fit aussi visiter Rome et m’apprit toutes sortes de légendes sur les saints les plus vénérés dans cette ville. Il y avait là de quoi les rayer du calendrier, ce qui était aussi un de nos objectifs. Mais nous savions l’un et l’autre qu’il faudrait peut-être plus de temps pour tuer tous les saints que pour tuer Dieu.

   Un jour que nous nous reposions à la terrasse d’un café, il me dit : « Imaginez cette ville sans une seule soutane, sans un seul costume religieux, masculin ou féminin. Quel vide ! quel merveilleux vide ! »...C’est à Rome que je saisis l’importance énorme de la soutane. Et je me jurais qu’elle disparaîtrait de nos rues et même des églises, car on peut bien dire la messe en veston.

   Ce petit jeu qui consiste à imaginer les rues sans soutanes devint chez moi un réflexe. J’y gagnai une haine toujours grandissante pour ce bout de chiffon noir.  

   Il me parut que la soutane avait un langage muet, mais combien éloquent !

   Toutes disaient, aux croyants comme aux indifférents, que l’homme ainsi voilé s’était donné à un Dieu invisible et qu’il prétendait tout-puissant.

   Quand je fus moi-même obligé d’endosser cette robe ridicule, je me promis deux choses : d’abord comprendre le pourquoi et le comment des vocations sacerdotales chez les jeunes garçons, et secundo : d’insuffler à ceux qui la portaient le pieux désir de l’enlever pour mieux atteindre les indifférents et les ennemis. Je me promis de donner à ce motif toutes les apparences du plus grand zèle. Du reste, cela est relativement facile. J’eus plus de difficultés à saisir la naissance de la vocation chez les jeunes garçons. Cette naissance était si simple que je pouvais difficilement la croire vraie.

   Mais il semble exact que des jeunes garçons, entre 4 et 10 ans, quand ils connaissent un prêtre sympathique, ont envie de lui ressembler. Et là, je compris mieux ma haine pour la soutane. Car ces jeunes garçons n’auraient pas senti la réelle ou imaginaire puissance du prêtre, s’il ne se désignait pas lui-même par une vie différente de celle des autres gens. Le costume était une de ces différences et même on peut dire que le costume endossait toute la doctrine de celui qui s’en revêtait à tout jamais. Il y avait pour moi comme un mariage entre un dieu décrit comme tout-puissant et ces hommes manifestant à chaque pas leur don et leur séparation. Plus je méditais ces choses, plus j’étais en colère. Mais j’étais aussi très reconnaissant à la vie de m’avoir fait passer mon enfance et même mon adolescence dans une famille très catholique, car je crois que la valeur de mon apostolat à rebours venait de là. Je savais qu’à cause de mes expériences passées, je serais le meilleur des agents et, par conséquent, que j’étais destiné à devenir le grand patron de cette œuvre salutaire.

   Et je me sentis autorisé à me réjouir â l’avance, car les jeunes garçons, quand ils rencontreraient des prêtres vivant comme tout le monde, n’auraient plus du tout envie de les imiter. Ils devraient aussi regarder « tout le monde » et cela va loin. Le choix des hommes vraiment imitables serait si grand !...

   De plus, ces nouveaux prêtres, étant d’une église largement ouverte à tous, ne se ressembleraient pas. Ils n’auraient pas du tout le même enseignement. Comme ils ne pourraient jamais s’entendre entre eux, du moins sur le plan théologique, ils n’auraient chacun qu’une toute petite audience. Et comme ils auraient toujours peur du collègue vivant dans l’arrondissement voisin... Bref, ils ne pourraient s’entendre que sur des questions philanthropiques. Et Dieu serait mort, c’est tout. Au fond, ce n’est pas difficile et je me demande pourquoi personne n’a encore employé cette méthode. Il est vrai que certains siècles sont plus favorables que d’autres à l’éclosion de certaines fleurs.

   Mes débuts au séminaire furent des plus heureux. Ma position d’enfant unique et très chéri d’une riche famille préférant la séparation à la guerre me rendit intéressant. Chacun voulait manifester sa sympathie au courageux Polonais. La gloire de Dieu m’importait plus que celle de mon pays. Quelle sainteté ! Je laissais dire avec modestie.

   Je m’étais promis d’être le premier en tout et il en fut ainsi. Ma connaissance des langues vivantes était vraiment prodigieuse. Cela du reste est commun aux Orientaux. Je travaillai le latin et le grec avec acharnement. J’étais aussi très musicien et fus autorisé à suivre des leçons particulières de chant avec mon ami français. Ce séminaire n’était pas du tout sévère. La formation du caractère y était moins poussée qu’en Europe.

   Je brillai aussi dans les compétitions sportives mais ne montrai pas mes connaissances spéciales dans le combat corps à corps, connaissances venues tout droit du Japon.

   Bref, tout allait si bien que je m’ennuyais et cherchais l’action d’éclat qui pourrait me rendre vie. Je ne trouvais rien de mieux que d’aller me confesser à celui de mes professeurs qui paraissait le plus attiré par ma personne.

 

CHAPITRE VII

OÙ LE HÉROS ESSAYE DE METTRE À L’ÉPREUVE LE SECRET DE LA CONFESSION

 

   Je me confessai donc à un noble vieillard, celui que nous appelions « yeux bleus » avec une tendresse certaine. Même moi, je me laissais parfois prendre au charme de son regard d’enfant. C’est pourquoi je le choisis pour cette expérience. Pour moi, il s’agissait de voir comment il allait se débrouiller pour respecter le secret de la confession tout en l’utilisant pour essayer de me faire renvoyer.

   Je ne pensais pas qu’il y eût du danger pour moi, car je pourrais toujours nier. En plus, j’étais le premier partout, donc très bien noté. J’étais visiblement le plus intelligent de toute la boutique.

   Je priais donc « yeux bleus » de bien vouloir m’entendre en confession et je lui racontais tout, du moins l’essentiel, que j’étais communiste, attaché aux services secrets ; section de l’athéisme militant, que j’avais assassiné un religieux polonais qui prétendait que je n’avais pas la vocation...

   Chose étrange, « yeux bleus » me crut tout de suite. J’aurais pu pourtant inventer toute cette histoire. Il eut le réflexe banal de me parler en premier lieu de mon salut éternel. Je faillis éclater de rire. S’imaginait-il que j’avais le moindre atome de foi ?

   Je fus obligé de bien lui expliquer que je ne croyais ni à Dieu ni à diable. Une telle confession était probablement toute nouvelle pour lui. Je faillis le plaindre.

   Il me dit donc : « Qu’espérez-vous en demandant d’entrer dans les Ordres ? ». Et c’est en toute franchise que je précisais : – « Détruire l’Église de l’intérieur. » – « Vous êtes bien prétentieux », me répondit-il.

   Je me fâchais presque et fus content de lui dévoiler que nous étions déjà plus de mille, séminaristes et prêtres. Il me répondit : « Je ne vous crois pas. » – « À votre aise, mais je porte le numéro 1025 et, même en supposant que quelques-uns soient morts, je peux dire que nous sommes un millier. »

   Il y eut un long silence et c’est d’une voix assez sèche qu’il me demanda : « Qu’espérez-vous de moi ? ».

   Il m’était assez difficile de lui répondre que j’avais seulement voulu m’amuser en cherchant à savoir comment il se débrouillerait avec le secret de la confession. Je lui dis simplement : « Je suppose que vous allez essayer de me renvoyer ? ».

   – « Vous renvoyer ! N’êtes-vous pas le plus brillant de nos élèves et un des plus pieux ? »

   C’est moi qui ne savais plus trop quoi répondre. Je lui dis pourtant : – « Est-ce que vraiment ma confession ne vous éclaire pas sur ma réelle personnalité ? ». Il me dit : – « La confession a été instituée par Notre-Seigneur Jésus-Christ pour le bien des âmes, la vôtre n’est donc d’aucune utilité. » – « Même pas pour mieux me comprendre ? » – « Même pas, puisque lorsque vous aurez quitté ce lieu, j’aurai tout oublié ». – « Vraiment ? » – « Vous le savez très bien puisque vous étudiez parmi nous. ». – « Je le sais théoriquement, .mais comment pourrais-je le savoir pratiquement ? » – « Ainsi, me répondit-il, voilà le but réel de cette Incroyable confession ? » – « Peut-être. » – « Si vous avez un autre but, vous feriez mieux de me le dire. » – « Non, lui répondis-je gentiment, je veux vous étudier, vous, c’est tout. »

   Il eut l’air de réfléchir, puis me dit : – « Entreprise vaine, il ne se passera rien du tout. » – « Rien du tout, ...vraiment ? » – « Rien du tout, vous le savez. », et il parti, me laissant tout penaud.

   Le lendemain, le condisciple, qui se croyait mon ami parce qu’il m’aimait, me dit tout bas : « “ Yeux bleus ” a prié toute la nuit à la chapelle ». J’observais le vieux professeur, il n’avait pas l’air d’avoir passé une nuit blanche. Mais, pendant qu’il ronronnait son cours, moi je méditais sur cette nuit qui fut peut-être une imitation de l’agonie du Jardin des Oliviers.

   « Yeux bleus » avait dû prier pour que cette coupe s’éloigne de lui. Mais il n’était au pouvoir de personne de supprimer cette confession. Il me paraissait même absolument impossible pour lui de l’oublier.

   Il avait dû demander ou que je me convertisse ou que je parte. N’avait-il pas cherché comment il pourrait provoquer mon départ ? Et chaque fois que cette idée revenait, il devait crier intérieurement : « Mais non, puisque je ne sais rien ».

   Que pouvait-il dire contre moi qui ne fût pas du domaine de cette confession ? Rien, tout simplement. Je ne me serais pas confessé si je n’avais pas toujours donné une image du parfait séminariste. Ne savait-il pas, le pauvre vieil homme, qu’un communiste est prêt à tous les sacrifices ? Tous ces gens-là s’imaginent volontiers que seuls les chrétiens font des sacrifices.

   Les jours suivants, j’observais attentivement « Yeux bleus » et le trouvais toujours semblable à lui-même. Il était aussi calme, aussi doux, aussi « bleu » pourrais-je dire.

   Au fond, j’avais un faible pour lui et faillis m’en accuser en écrivant à l’oncle. Puis, je décidai de ne rien raconter de cette histoire de confession. Là-bas on ne m’aurait pas compris.

   Plusieurs mois après, je fus de nouveau pris du désir de me confesser aux autres professeurs. Au fond, j’étais prodigieusement agacé par la monotonie de ma vie et par le fait que je paraissais plaire à tout le monde. Un peu de bagarre m’aurait fait du bien.

   Je me confessai donc successivement à tous les professeurs, m’amusant ensuite à les imaginer ruminant cet horrible secret.

   Mais je ne pus jamais comprendre comment ils purent supporter le fardeau de ma présence parmi eux et la vision de tout le mal que je pourrais faire.

   Cependant, certains jours, j’étais délicieusement inquiet. J’avais besoin de ce stimulant. Je m’imaginais qu’ils se débrouilleraient quand même pour m’empêcher de recevoir les ordres. Alors, je redoublais de zèle. Mes sermons étaient des modèles, des petits chefs d’œuvre. J’avais d’autant plus de mérite que je devais assurer, en plus, la bonne marche de notre action antireligieuse dans le monde entier.

   Heureusement, l’oncle avait compris qu’il ne fallait pas me demander de coder mes travaux. J’avais seulement à fournir un projet par semaine. Je regorgeais d’idées et ce travail ne me coûtait pas, au contraire, il était ma joie et mon soutien.

   Vers l’époque où je jouais avec la confession, un point de doctrine me fut particulièrement sensible, je veux parler de la « sainte vertu d’obéissance » (comme ils disent).

   Cette obéissance concerne tout particulièrement le Pape. Je retournais le problème dans tous les sens, sans pouvoir le comprendre.

   Je fus donc obligé de demander à nos services de veiller à ce que la confiance que les catholiques témoignent au Pape soit discrètement ridiculisée chaque fois que possible. Je n’ignorais pas que je demandais là quelque chose de très difficile. Et pourtant, il me parut primordial d’inciter les catholiques à critiquer le Pape.

   Quelqu’un fut donc chargé de surveiller attentivement tous les écrits du Vatican afin de déceler même des tous petits détails susceptibles de déplaire à une catégorie quelconque d’individus. Peu importe la qualité de ceux qui critiquent le Pape, l’important est uniquement qu’il soit critiqué. Et l’idéal serait qu’il déplût à tout le monde, c’est-à-dire aux réactionnaires comme aux modernistes.

   Quant à la vertu d’obéissance, elle est une des principales formes de cette Église. Je pensai l’ébranler en cultivant le remords. Que chacun s’imagine bien être responsable de la division actuelle de la chrétienté. Que chaque catholique fasse son mea culpa et cherche comment il pourrait effacer quatre siècles de mépris envers les sectes protestantes.

   Je pouvais aider cette recherche en précisant tout ce qui choque les protestants et en suggérant un peu plus de charité. La charité a ceci d’avantageux qu’on peut lui faire faire n’importe quelle bêtise.

   À cette époque-là, je craignais encore que ma méthode ne fût percée à jour et que beaucoup y voient une façon astucieuse de tuer Dieu.

   La suite des événements prouva que j’avais tort d’avoir cette crainte. Et pourtant, un proverbe français dit que le mieux est l’ennemi du bien. En l’occurrence, personne ne vit jamais que mon amour fraternel pour les protestants aboutirait à détruire tout christianisme.

   Je ne veux pas, du reste, dire que les protestants n’ont pas la foi (ou toutes sortes de « fois » variées) et que mes services n’ont pas à s’occuper d’eux. Mais je les excite en leur montrant qu’il ne faut surtout pas qu’ils se convertissent au catholicisme, que c’est au contraire l’Église Romaine qui doit marcher vers eux.

   Et même à l’annonce du Concile (ce Concile qui me remplit de joie par avance) je lançais sur le monde qui les reçut bouche bée : un ordre et une prophétie.

   D’abord la prophétie : Dieu, par un grand miracle, un miracle tout à fait spectaculaire (les gens adorent ça) allait faire lui-même l’unité des chrétiens. C’est pourquoi il ne fallait pas que les hommes s’en occupent autrement que par une grande disponibilité, une disponibilité très charitable. Autrement dit, il fallait que les catholiques lâchent du lest, afin de permettre à Dieu de manifester son grand miracle au milieu des cœurs purs. Pour les catholiques de ce temps, le cœur pur devait être celui qui s’emploie par n’importe quel moyen à faire plaisir aux protestants.

   L’ordre était très simple aussi : défense absolue aux protestants de se convertir au catholicisme. Et cela me tenait fort à cœur, car les conversions avaient atteint un rythme accéléré.

   Je fis préciser partout que le grand miracle ne pourrait pas avoir lieu si les catholiques continuaient d’accepter des conversions protestantes.

   Je fis nettement savoir qu’il fallait laisser à Dieu la liberté de ses mouvements. Et je fus écouté, et je fus suivi. C’est moi qui faisais des miracles et non pas leur Dieu.

   J’en frémis de joie encore aujourd’hui. Cela me paraît être une de mes plus belles réussites.

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