Mémoires d'un Anti-Apôtre : E.S. 1025 - MARIE CARRÉ - N7
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CHAPITRE XVI
OÙ LE SACRIFICE D’UNE DOUCE AMIE PARAÎT ÊTRE NOYÉ DANS UN TORRENT QUI S’APPRÊTE À RENOUVELER LA FACE DE L’ÉGLISE
Je ne répondis à la lettre insensée des cheveux noirs que par une recrudescence de zèle anti-apostolique.
À cette époque, où nous approchions de la fin de cette stupide guerre, je préparai un grand nombre d’attaques pour lesquelles j’envisageais une victoire complète en trente ans maximum. Et je rêvais à l’année 1974 où je pensais pouvoir fêter la naissance de cette Église Universelle et sans Dieu.
Ma haine pour le surnaturel me donnait non seulement du génie, mais des forces presque incroyables pour mon double travail. Car il ne faut pas oublier que j’étudiais la théologie et qu’il était très important que j’eusse d’excellentes notes. En fait, j’étais le meilleur en tout, ce qui me faisait rire et me renforçait dans ma conviction qu’un Dieu qui ne se donne pas la peine de défendre Ses vrais fidèles n’existe pas.
Le mot « surnaturel » cache tout ce que l’homme ne comprend pas, sous des voiles mouvants, irradiés de rêveries colorées. Je résolus de détruire ce mauvais théâtre. Je chargeai mes correspondants d’expurger le Nouveau Testament de tout ce qui n’est pas parfaitement naturel et explicable.
C’est un travail fort utile, car le Christ Lui-même croyait à Sa propre divinité, du moins si l’on accepte les propos qu’on Lui prête. Mais comme il est impossible de faire le partage entre ce qu’Il a vraiment dit et ce que les évangélistes ont ajouté, il n’y a qu’à refuser en bloc tout ce qui répugne à la saine raison.
Comme je l’ai déjà dit, l’action la plus virilement marxiste me parut être celle qui attaque le problème de l’enfance et s’empare de ces cerveaux malléables.
Avec la conviction la plus ardente, je lançai des ordres concernant la liberté de chaque individu, liberté qui doit lui être accordée dès qu’il sait marcher et parler. Il est scandaleux, vraiment affreusement scandaleux, que les parents s’arrogent le droit d’obliger les enfants à suivre tous les dimanches la cérémonie de la Messe. Il est non moins scandaleux qu’ils les inscrivent au catéchisme sans leur demander leur avis. Il en découle que ces pauvres petits se croient obligés de communier même quand ils préféreraient aller jouer. Et que dire du baptême qui leur est imposé au berceau !!! C’est là que commence le vrai scandale. Je préconisai une énergique campagne d’information de la jeunesse. Que tous s’y dévouent, à l’église, au catéchisme, à l’école, à la radio, afin que tous les enfants du monde soient informés de leur droit absolu de dire « non » à leurs parents quand ils veulent faire d’eux des petits chrétiens hypocritement obéissants.
Heureux le jour où des milliers d’enfants diront ouvertement et joyeusement : – « Moi, je ne suis pas chrétien, je ne crois pas en Dieu. Je ne suis pas aussi naïf que mes parents qui sont de vieux bons à rien ».
Cependant, je brûlais du désir de revoir les cheveux noirs et ce vœu fut exaucé sans que j’eusse à supplier humblement. Je reçus un mot charmant d’invitation me disant qu’on avait une requête à me présenter.
Un samedi où le soleil brûlait avec une ardeur toute juvénile, je fonçai comme un bolide jusqu’à l’atelier où les cheveux noirs m’attendaient. Qui pourra jamais comprendre ce que pouvait vouloir dire pour moi ces mots banals « les cheveux noirs m’attendaient »... Ils étaient si forts à moi, ces cheveux-là, que j’aurais voulu pouvoir les couper afin que personne d’autre ne pût les regarder. Les couper ! quelle idée criminelle m’avait donc traversé le cerveau !...
Ils étaient toute douceur et tout amour quand ils me dirent qu’ils avaient une requête à me présenter. Je faillis trembler et il s’agissait tout simplement de dessiner mes mains qui, paraît-il, sont admirables.
Vraiment, les femmes ont des idées absurdes, mais charmantes. Avec une patience que m’envieraient les anges s’ils existaient, je posai donc tout l’après-midi, et ce uniquement pour les mains.
Les dessins couraient les uns après les autres, sur le plancher, et je nageais dans une espèce d’euphorie qui doit s’appeler le bonheur parfait, je suppose... du moins depuis lors je ne me souviens pas d’en avoir connu d’aussi grand.
Je sais qu’on ne me croira pas, mais notre union fut si forte et si parfaite en ces heures là que je doute que la banale union charnelle puisse nous apporter un bonheur aussi extraordinairement hors du temps.
Quand il y eut assez de dessins, ma douce ennemie m’expliqua que mes mains étaient parlantes et qu’elles étaient certainement destinées à de grandes choses. J’en étais presque confus, car la vérité avait un goût de mort et de meurtre
C’est ce jour-là qu’elle me permit de défaire ses cheveux pour jouer avec eux. J’essayai des coiffures, je les tressai, je les roulai, puis je les brossai avec un soin extrême, comme si je ne devais jamais les revoir, comme si je les préparais pour un sacrifice douloureux. Pourquoi ai-je eu ce jour-là cette sensation étrange ? Mais toute la journée fut vraiment étrange. Encore aujourd’hui, je ne saurais expliquer d’où venaient ces effluves mystérieux.
Nous nous séparâmes avec une difficulté tragique. « À samedi, à samedi », disions-nous, comme si cet espoir devait être inscrit dans une mémoire prophétique, comme si nous y devions trouver l’unique planche de salut, comme si nous voulions renverser à l’avance tous les obstacles... Renverser les obstacles !!! Et moi qui avais tout simplement oublié que ce samedi-là nous entrions en retraite, nous qui devions recevoir les Ordres dans quelques jours.
Je dus donc écrire une petite lettre aux cheveux noirs en inventant un mensonge plausible. Mais j’aurais voulu pouvoir ajouter en toute simplicité que je me rendrais prochainement à Rome et que j’espérais qu’elle viendrait m’y retrouver. Mais comment oser parler de simplicité quand tout me criait que j’allais entrer dans un esclavage bien pire que celui que je venais de subir pendant ces six ans de séminaire ? À Rome, je serais pris dans l’engrenage de la Ville dite éternelle, je serais pris, mais me consolerais en me rappelant que j’étais en réalité le grain de sable qui doit enrayer la machine, l’enrayer si bien qu’elle ne puisse jamais être réparée.
J’entrai donc en retraite pour me préparer à l’ultime cérémonie qui ferait de moi un prêtre pour l’éternité. Comme je ne crois pas à l’éternité, je ne souffris pas de cette perspective. C’était un mauvais moment à passer, comme chez le dentiste, donc pour une juste cause. L’important est d’avoir la foi et la mienne valait la leur, que dis-je, la mienne surpassait la leur car elle n’était pas infantile, ni pleine de frousse et de terreurs.
Le grand jour arriva, comme disent les journalistes. J’étais calme. Plusieurs s’efforçaient de remplacer ma famille absente. Chacun rivalisait de gentillesse. Une bonne petite bagarre m’aurait été plus salutaire, mais il est difficile de vouloir devenir un être à moitié surnaturel tout en gardant le droit de cogner sur quelques ennemis, même fictifs.
Quand j’entrai dans la chapelle, j’étais parfait de modestie et d’humilité. Ces vertus sont faciles à jouer quand un orgueil secret et plus haut placé en est le soutien.
Je marchais d’un pas glissant, les yeux baissés, quand un cri étouffé, des exclamations et un désordre certain se firent entendre sur ma gauche. Normalement, je n’aurais pas dû regarder. Mais je désobéis à ma conscience (je veux dire à celle qu’on m’avait fabriquée et que je manipulais avec amusement). Je vis des jeunes hommes soulever une jeune fille évanouie. La mantille était tombée et les longs cheveux noirs étaient défaits et traînaient sur le sol de la chapelle. En relevant les yeux pour les détourner de ce spectacle, je croisai le regard acéré du professeur qui me servait de boite aux lettres. Que faisait-il là ? Était-ce lui qui avait amené les cheveux noirs ? Dans ce bref échange de regards, il me sembla lire en cet homme un cruel triomphe. Je me promis de savoir la vérité et de la faire payer très cher à celui qui avait commis cette infamie. Le reste de la journée se passa donc dans un brouillard douloureux.
Chacun put faire des suppositions sur mon compte, mais je n’en avais cure. Je n’avais même plus le désir de paraître honorablement pieux et d’entendre de douces voix prophétiser ma future sainteté.
Heureusement, l’étudiant vint me saluer, il était mon seul ami. Je le mis brièvement au courant et le chargerai d’enquêter Je voulais savoir, je voulais tuer ; je voulais crier, me défendre et la défendre, surtout la défendre, mais il était trop tard, à tout jamais trop tard. Si encore j’avais eu le courage de lui dire tout moi-même, elle aurait peut-être accepté de souffrir en silence et de m’aimer en cachette...
Les jours suivants, je préparai un voyage aux U.S.A. où je voulais visiter les plus importantes sectes protestantes, afin de voir comment les manœuvrer. Jusque-là j’avais, par force, trop négligé le facteur important de la Foi qui est si solidement ancrée dans le monde protestant. Je me devais de bien connaître cet aspect du problème avant d’aller poursuivre mes études à Rome.
Juste avant mon départ, l’étudiant vint en courant m’apprendre la nouvelle qui pouvait me faire le plus souffrir : l’entrée des cheveux noirs au Carmel ! Elle y était pour moi, elle s’y ferait couper la chevelure pour moi, elle prierait toute sa vie pour moi, elle serait derrière des grilles pour moi, elle n’aurait plus jamais aucune petite joie amoureuse... pour moi. Je ne sais pas si je n’aurais pas préféré qu’elle mourût.
En tout cas, je me jurai de faire ouvrir et vider tous les monastères du monde, et plus particulièrement les monastères contemplatifs.
Je lançai une campagne très ardente contre les grilles et je fis même envoyer des suppliques au Pape par l’intermédiaire de religieuses très naïves. Je fis observer que les grilles avaient été nécessaires pour garder les jeunes filles mises de force au couvent par leurs parents. C’est pour les empêcher de fuir, et aussi de correspondre, que les grilles étaient doubles et renforcées par des volets de bois plein. Je fis tout pour obtenir que ce vestige d’un emprisonnement soi-disant divin fût aboli. Je mis en avant le sens de l’honneur chez les vierges consacrées afin qu’elles aient le saint désir de rester librement cloîtrées dans des maisons ouvertes à tous les vents. Par la suite, j’allai beaucoup plus loin, en suppliant les religieuses de retourner dans ce monde qui avait si besoin de leur présence. Je les persuadai même qu’elles feraient beaucoup plus de bien en ne paraissant pas ce qu’elles étaient. Il se trouva des écrivains assez subtils pour pondre des bouquins entiers sur ce sujet, avec un luxe de vocabulaire vraiment admirable. Je luttai aussi avec acharnement pour que cesse la coutume barbare de raser la tête des moniales.
Je mis en avant le fait certain que toutes ces têtes rasées rendaient ces pauvres filles ridicules quand elles devaient se rendre en clinique pour une quelconque opération. J’insistai sur les jeunes vocations qui se perdaient bêtement à cause de ces coutumes d’un autre âge.
Je m’attaquai aux costumes antiques et solennels, si lourds en été et si peu efficaces en hiver. Je suggérai que toutes les Règles et Constitutions fussent révisées soigneusement, de préférence par des hommes. (les femmes ont une certaine tendance à l’exagération dans la générosité).
Mais, quand je contemplais l’universalité de mon travail, je butais sur un obstacle silencieux, quoique si petit en face du Cosmos... un modeste et très secret Carmel d’où je ne reçus jamais aucune lettre. Il y avait d’un côté le monde, et de l’autre, cette prison. Moi, je commandais à l’un, mais j’étais quand même prisonnier de l’autre.
Cependant, mon travail n’en souffrit pas, au contraire. Paradoxalement, je rageais presque de constater l’inutilité du sacrifice des cheveux noirs. Un sacrifice si entier et si vain !
Mon travail fonctionnait sur un rythme assez monotone quand des rumeurs concernant l’ouverture possible d’un Concile universel vinrent exciter mon zèle. J’appris que des schémas étaient en voie de préparation par ordre du Pape. Je fis comprendre à mes supérieurs qu’une partie peut-être définitive allait se jouer.
Je fus alors nommé au poste le plus élevé. Le monde entier dépendait de moi et mes crédits étaient pratiquement illimités. Je finançai les revues de gauche, ainsi qu’un grand nombre de journalistes, qui firent un excellent travail par la suite.
Tout mon espoir reposait principalement sur des contre-schémas dont j’avais suggéré l’élaboration par le truchement de théologiens très avancés et très audacieux. Je pense que l’ambition les guidait, c’est le plus puissant des moteurs.
Je réussis à me procurer des copies de tous les schémas officiels, je veux dire commandés par le Pape. Ils étaient, pour moi, catastrophiques. Absolument catastrophiques, et je pèse mes mots. Encore, à l’heure actuelle, plusieurs années après la fin du Concile, j’en ai froid dans le dos (expression idiote que j’emploie par paresse). Supposez que ces schémas soient édités. et largement répandus, et tout mon travail serait à reprendre à zéro (ou presque).
Enfin, grâce à mon zèle, et surtout à l’argent que je répandis comme s’il était inépuisable, les schémas modernistes (oh ! très timidement modernistes, dois-je avouer) furent apportés en cachette au Concile et présentés avec audace afin de remplacer les officiels auxquels on reprochait de ne pas avoir été élaborés dans une pleine liberté, la sainte liberté des enfants de Dieu (comme ils disent).
Ce tour de passe-passe remplit toute l’Assemblée d’une telle stupéfaction qu’ils ne s’en sont pas encore remis et ne s’en remettront jamais. Ce qui prouve que l’audace est toujours payante. N’est-ce pas ce que disait Danton ?
Cependant, je ne suis pas satisfait. Non, ce Concile ne fut pas ce que j’espérais. Il faut attendre Vatican III. Là, ce sera la victoire complète. Mais pour Vatican II, je ne sais pas ce qui s’est passé. On aurait dit qu’un démon invisible venait stopper toutes les tentatives de modernisation juste au moment où elles seraient devenues efficaces. Étrange et rageant !
Heureusement que, depuis lors, on a trouvé l’astuce qui consiste à s’abriter derrière « l’esprit du Concile » pour lancer toutes sortes de nouveautés réjouissantes. Cette expression : « l’esprit du Concile » est devenue pour moi l’atout maître. Je coupe et je surcoupe, ou bien je lance l’atout maître qui ramasse les petits cœurs perdus, les petits trèfles désargentés et les petits piques désarmés.
Mais ce n’est qu’à Vatican III que je pourrai me présenter avec un marteau et des clous, non pas pour clouer Dieu sur Sa Croix, mais bien pour Le clouer dans son cercueil...
FIN
Le cartable ne contenait pas de schémas concernant Vatican III et pourtant il est fort probable que de tels textes existent et sont étudiés, comparés, aggravés...
Quelques rapides annotations, dans un petit carnet, en langue russe que je fis traduire discrètement, me livrèrent encore de brèves indications concernant les projets d’avenir de mon accidenté. Donc, pour des gens comme Michael, Vatican Il ne fut qu’un ballon d’essai dont les livres d’Histoire garderont à peine le souvenir. Mais Vatican III scellera l’alliance du christianisme et du marxisme, et le plus remarquable sera la pluralité des dogmes religieux et l’intransigeance des dogmes sociaux.
Toutes les religions, chrétiennes ou non, formant une vaste Association, seront réduites à leur dénominateur commun : « La Magie » et donneront au subconscient (du moins chez les plus astucieux) une puissance véritable quoique manœuvrée par les Purs (lire : les marxistes)
...
L’étonnant est que personne ne vint jamais réclamer les papiers de Michael, du moins pas jusqu’à ce jour. Mais il avait acheté sa voiture sous un faux nom et probablement négligé d’informer qui que ce soit de son voyage.
Je ne sais pas où sont les cheveux noirs. Mais peut-être sont-ils encore en prière dans un Carmel où la Prieure doit avoir maintenu la Foi des anciens jours.
Peut-être que ce livre-ci pénétrera discrètement un jour dans ce Carmel-là. Que les cheveux noirs sachent que, moi aussi, je prie pour Michael.
Source : A.C.R.F. www.a-c-r-f.com info@a-c-r-f.com