Mémoires d'un Anti-Apôtre : E.S. 1025 - MARIE CARRÉ
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PROLOGUE1
Comment commencer un livre quand on n’est pas écrivain, ou plutôt comment expliquer qu’on croit de son devoir de faire éditer des Mémoires... des Mémoires assez terribles (et justement parce qu’ils sont... si affreusement inquiétants...) ?
Alors, disons que ces premières pages sont un appel aux catholiques de ce temps sous forme d’avant-propos ou peut être faudrait il dire de confession. Oui, « confession » en ce qui me concerne, pauvre « petit moi », paraît le mot juste, bien que ce soit un de ces mots que plus personne, en ce temps, ne désire employer. Enfin, quand je dis « plus personne », je veux seulement désigner ceux qui croient faire preuve d’intelligence en se mettant au goût du jour, et même au goût d’après demain.
Quand à moi, je ne trouve qu’un mot archi-banal pour expliquer ma propre position, je dirai que ce goût du jour, que ce goût du soi-disant sens de l’histoire, n’est que « de cendres » pour moi.
Mais, Seigneur, vous savez bien que je crois fermement que Vous êtes le plus fort. Est'il nécessaire de le préciser ? Oui... en ce jourd’hui... oui... je crois que c’est indispensable, car les gens mettent leur confiance maintenant en la puissance de l’homme... une puissance qui lance des fusées, mais qui laisse aussi mourir de faim... une puissance qui fait travailler la machine, mais qui en est aussi l’esclave écrabouillé... une puissance qui prétend n’avoir plus besoin de Dieu, mais qui sait aussi tricher en discutant de la création du monde.
Il faut que je me taise, que je me calme. Tout ce qui précède est seulement destiné, par pudeur, à retarder le moment où je devrai me présenter au lecteur.
Voilà, je ne suis qu’une petite infirmière, qui a cependant déjà vu mourir beaucoup de gens et qui continue de croire en la Miséricorde de Dieu, et qui expérimenta souvent combien la Volonté de l’Invisible sait souffler au bon moment.
Je ne suis qu’une infirmière et j’ai vu, dans un pays que je ne nommerai pas, dans un hôpital qui doit rester anonyme, j’ai vu mourir, des suites d’un accident d’automobile, un homme sans nom, sans nationalité, je veux dire : sans papiers.
Cependant, il avait, dans son cartable, des documents que je fus bien obligée d’examiner. L’un d’eux commençait par ces mots : « Je suis l’homme sans nom, l’homme sans famille, sans patrie et sans héritage »...
Apparemment ce texte, d’une centaine de pages dactylographiées, ne pouvait fournir aucun élément permettant d’identifier le blessé. Mais sait-on jamais ? Et, puis, soyons honnête, puisque j’ai parlé de confession, soyons donc tout à fait franche : j’eus envie de lire ces notes intimes et je cédai relativement vite à cette tentation.
Je ne pouvais pas me douter, en laissant ma curiosité féminine étouffer mes scrupules d’infirmière, non je ne pouvais pas me douter que j’allais tomber sur un document vécu qui me bouleverserait et m’accablerait. Car ce texte était trop grave pour être simplement jeté au feu ; il était trop « actuel » pour être mis entre n’importe quelles mains ; il paraissait trop véridique pour que moi, moi surtout, moi, l’ancienne protestante convertie à la Sainte Église catholique et immortelle, à la Sainte Église où il n’était demandé que d’essayer pratiquer une petite (ou grande) mais surtout persévérante sainteté, moi enfin, je ne fasse pas passer la défense de mon Église Sainte avant toute autre considération. Oh ! je sais bien que Dieu n’a pas besoin d’être défendu, n’a pas besoin de moi, mais je sais aussi qu’Il pouvait autrefois me laisser dans l’erreur, dans la tristesse des questions sans réponse, dans l’atmosphère de souveraine outrecuidance qui maintient, par exemple, depuis quatre siècles, les catholiques d’Irlande dans des ghettos dont les lois (prétendues légitimes et sacrées) font office de barbelés. Non pas que je sois Irlandaise, ne cherchez pas qui je suis, vous ne trouverez jamais. Mais les Irlandais, sans le savoir, m’ont aidée à faire preuve d’un peu de courage. Et qu’au moins, ce tout petit témoignage atténue ce que des âmes de haute sagesse et de haut grade oublient d’accomplir.
Mais mon blessé n’était pas Irlandais non plus, il paraissait plus ou moins slave. Quelle importance, du reste, puisqu’il ne pouvait plus parler !
J’essayai pourtant d’obtenir de lui quelques renseignements, en lui demandant de fermer les paupières chaque fois qu’il voudrait me répondre par l’affirmative. A ce moment-là, je n’avais pas encore lu le document qu’il transportait avec lui ; et, du reste, il ne voulut pas répondre à mes questions, ou n’en eut pas la force... comment le saurai-je ?
C’est donc seulement après sa mort que je pus me rendre compte, en prenant connaissance de ce texte, qu’il avait dû souffrir mille fois plus que de ses multiples blessures et fractures, en pensant à ces quelque cent pages qu’il n’aurait jamais dû avoir la faiblesse d’écrire.
Si j’avais connu l’immense pouvoir, l’incroyable importance de cet homme réduit à l’état de pantin disloqué, j’aurais peut-être trouvé les mots qu’il avait besoin d’entendre, j’aurais peut-être pu détruire la carapace qu’il s’était inventée pour cacher son dépit (pourquoi ne pas dire sa souffrance, tout simplement). Une carapace, même consolidée par le travail des ans, cela peut aussi se détruire en un centième de seconde. Dieu le sait et les Saints le savent.
Mais j’étais uniquement occupée par mon « travail d’infirmière »... enfin non, ce n’est pas tout à fait vrai, car, pour moi (et cela ne se trouve ni dans mes livres, ni dans mes cours, ni dans mes examens) pour moi, la prière est complémentaire des gestes médicaux.
Et je priais pour cet homme dont on m’avait déjà dit, du reste, qu’il ne possédait aucun papier d’identité.
Je lui donnais un nom. Je l’appelais Michael, car cet archange-là m’a souvent aidée et ce mot latin me console de devoir entendre, dans nos nouvelles cérémonies religieuses, aussi bruyantes que nos rues, nos stades et nos radios, tous ces nouveaux mots auxquels on a donné l’adjectif de vernaculaire pour nous impressionner et nous faire taire. Car tout cela est de la comédie, tous ces discours où l’on nous invite à participer comme des adultes (alors que le Christ, appelait, Lui, les petits enfants) n’est qu’une dérision qui essaye de camoufler un autoritarisme ironique et cruel, mais susceptible de se retourner contre lui-même.
Donc, je priais pour cet homme, en le nommant Michael, et sans savoir qu’il était un de nos pires ennemis. L’eussè-je su que mon devoir de chrétien eût toujours été de prier pour lui, et faire prier pour lui, avec une ardeur sans pareille.
Maintenant, je fais dire des messes, mais il est si difficile d’en trouver qui gardent l’absolue apparence d’un Sacrifice mille fois saint et non pas la pitoyable allure d’un gentil
repas, fraternellement philanthropique ! Hélas, trois fois hélas !
Michael avait un regard inoubliable, mais dans lequel je ne savais pas lire.
Après avoir pris connaissance de ses confidences, j’essayais de ressusciter en moi la puissance de ce regard, pour y découvrir ce qu’il aurait voulu que je fisse de ses mémoires.
Et d’abord pourquoi les avait-il écrits ? N’y avait-il pas là une marque de vraie faiblesse, peut-être l’unique faiblesse dangereuse à laquelle il eût jamais cédé... Quel fût son mobile ? Était-il de domination ou de consolation ?.. Dieu seul le sait.
Aujourd’hui, j’ai rencontré une amie qui souhaiterait que ce texte fût édité. Mais en ai-je le droit ?
Et ma plus grande désolation consiste à constater que jamais je n’aurai l’envie de poser cette question là en confession, comme je l’eusse fait, il y a encore quelques années. Non, la Très-Sainte Vertu d’Obéissance est aujourd’hui l’arme extrêmement puissante dont nos ennemis, qui se prétendent nos amis, se servent contre ce que nous fûmes et pour établir ce qu’ils ont décidé de nous faire devenir.
En un mot, ce « devenir » peut se décrire, car il est connu, il a déjà quatre siècles d’existence et se nomme : protestantisme. Voilà, nous sommes invités, petit morceau par petit morceau, petite obéissance par petite obéissance, de fausse humilité en faux remords, de charité mensongère en ambiguïté trompeuse, de paroles déguisées en épées à double tranchant dont le oui est non et dont le non est oui, nous sommes invités à faire semblant de rester bons catholiques tout en étant de parfaits protestants. C’est génial, encore fallait-il y penser.
Oui, telle est aujourd’hui la Chrétienté qu’on prétend nous faire aimer.
Mais l’Histoire nous apprend qui est le plus patient, qui est le plus fort, qui est le plus fidèle.
Et que Michael me pardonne si je dévoile son rôle, car c’est pour son bien et le nôtre...
« Ad majorem Dei Gloriam ».
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CHAPITRE I
OÙ L’HOMME SANS NOM VEUT BIEN NOUS DÉVOILER LE PLUS GRAND MYSTÈRE DE SA VIE
Je me demande bien pourquoi j’ai envie d’écrire mes mémoires. C’est plutôt étrange. Je crois que je le fais toutes les nuits, en rêve, d’où une sorte de complicité qui m’obligerait, j’imagine, à continuer de jour.
Peu importe, du reste, personne jamais ne les lira, je les détruirai en temps voulu.
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Je suis l’homme sans nom, l’homme sans famille, sans patrie et sans héritage. Je suis de ceux que les bourgeois et les bureaucrates méprisent. A cause de tout cela et de ceux qui m’ont voulu du bien, j’ai souffert stupidement. Si j’avais su quel bonheur en sortirait ! Mais j’étais trop jeune pour deviner que du malheur peuvent jaillir des fusées et des soleils.
Je fus d’abord le tout petit garçon sans nom. Je paraissais avoir trois ans et me traînais en sanglotant sur une route polonaise. C’était en 1920. Il m’est donc permis de dire que je naquis en 1917, mais où ? et de qui ?
Il parait que je savais à peine parler, que mon polonais était très mauvais et mon russe encore pire. Je ne paraissais pas comprendre l’allemand. Qui étais je ? Je ne savais même plus dire mon nom. Car enfin, j’avais eu un nom et j’avais su répondre à ce nom. Désormais, je devrai me contenter de celui que m’inventèrent mes parents adoptifs.
Même aujourd’hui, cinquante ans après, une onde de colère, bien que très affaiblie, traverse mon cœur chaque fois que j’évoque le docteur et madame X... Ils étaient bons, ils étaient généreux, ils étaient magnanimes. Ils n’avaient pas d’enfant et m’adoptèrent. Ils m’aimaient plus, je crois, qu’un enfant qui aurait été à eux. Ils m’aimaient pour les avoir tirés du désespoir où les avait plongés la stérilité. Je crois qu’ils me considéraient comme un présent du ciel. Car ils étaient d’une piété si forte que tout chez eux se rapportait à Dieu. Et bien entendu, ils m’apprirent, comme un jeu, à en faire autant.
Leur vertu était si grande que je ne les ai jamais entendus dire du mal de personne.
À l’époque où ils me trouvèrent sanglotant tout seul sur une route, ils étaient encore jeunes, environ trente-cinq ans. Ils étaient très beaux et je fus rapidement sensible à l’amour presque exagéré qui les unissait. Quand ils se regardaient, puis s’embrassaient, une onde bienfaisante me plongeait dans le ravissement.
Ils étaient mon papa et ma maman, et je disais ces possessifs avec une ardeur toute juvénile. Ma mère surtout me manifestait un amour tellement exagéré que j’aurais dû en devenir insupportable. Je ne sais pas pourquoi il n’en fut rien. J’étais naturellement calme et studieux. Je ne leur donnais aucun mal. Non pas que je fusse efféminé. Je me battais très convenablement. Pour se battre, il n’est pas nécessaire d’être un violent ou d’avoir mauvais caractère. Mes parents, ma mère surtout, pensaient que j’avais bon caractère, mais ils ne voyaient pas que, par un hasard heureux, ma volonté cadrait avec la leur. J’étais très ambitieux et ils m’approuvaient. Un garçon n’en demande pas plus.
L’année de mes quatorze ans, comme j’avais remporté de grands succès scolaires, il fut décidé que nous visiterions Rome et Paris. J’étais tellement content que j’essayais de dormir de moins en moins. Le sommeil me paraissait du temps perdu. Et je voulais préparer ce voyage : je mangeais ces deux villes à l’avance.
Un soir que mes paupières me refusaient toute obéissance, je m’imaginai que mon père pouvait avoir un médicament pour éloigner le sommeil. Je me faufilais au salon. Ils étaient dans la pièce à côté, ils parlaient de moi. Et ils s’inquiétaient au sujet de mon passeport, disant que je n’étais pas leur fils.
La foudre, vous savez ? ...Du moins c’est ce que disent les romanciers en pareille circonstance. Mais moi, je dis que c’est bien pire et que le langage humain n’a tout simplement pas de mot pour parler d’une abomination pareille. Et la douleur qui débute à ce moment a pour particularité d’être à la fois incommensurable et toute petite comme un bébé qui vient de naître. Comme un bébé, elle va grandir et s’affirmer, mais celui qui en est la victime l’ignore.
J’aurais voulu mourir et mon cœur paraissait en prendre le chemin. Comme il courait, mon cœur l Quelle précipitation, alors que tout le reste de mon individu était transformé en granit ! Quand mon cœur reprit un rythme un peu plus normal, je pus à nouveau bouger. J’avais mal des pieds à la tête. Je ne connaissais pas la douleur. Aussi, sa première visite me saisit tout entier et prit le commandement de ma vie pour un certain temps. Ma douleur me dit de partir et je le fis aussitôt sans rien emporter. J’aurais même voulu partir tout nu, ne rien laisser à ces gens là. Car bien sûr, ils étaient et sont toujours : « ces gens-là ». La haine que je leur porte est à la mesure de l’amour qu’ils m’ont témoigné. Car ils m’ont toujours menti, même s’ils m’aimaient vraiment. Cela, je ne le pardonne pas, je ne pardonne rien, par principe. Si j’étais logique, je leur serais reconnaissant. C’est grâce à eux si je suis aujourd’hui un des agents secrets les plus redoutables. Je suis devenu l’ennemi personnel de Dieu, celui qui est décidé à faire enseigner et proclamer dans le monde entier la mort d’un Dieu qui, en fait, n’a jamais existé.
Ma douleur me dit donc de courir jusqu’à Vladivostok. Et je partis. Mais après quelques milliers de minutes et bien que je fusse un solide gaillard, je dus m’appuyer contre un mur afin de retrouver mon souffle. Le mur se transforme en nuage, je glissai tout en recevant la gifle d’une voix très lointaine qui s’écriait : « Mais, c’est un pauvre gosse ! ».
Je me retournai avec l’intention d’étrangler la femme qui manifestait ainsi des velléités de matérialisme. Mon projet homicide fut stoppé par le dégoût. Jamais je ne pourrais toucher, même du bout des doigts, la peau d’une aussi horrible personne. Je voulus parler, mais je m’étranglai. Deux femmes essayaient de me faire boire de l’alcool. Je recrachai et m’endormis aussitôt. Le grand jour me réveilla. Une femme me regardait, assise au pied du lit. Ainsi, elle m’avait transporté ! C’était peut-être la même femme, mais elle n’avait plus de peinture sur la figure. Je lui dis : « Vous êtes moins dégoûtante que hier soir ». Elle répondit calmement : « Avant-hier ».
Voilà pourquoi j’avais si faim. Je réclamai, car les femmes sont destinées à nourrir les hommes. Autant que celle-là comprenne tout de suite que je ne lui demanderais jamais rien d’autre. Je dois dire qu’elle m’apporta des tas de bonnes choses. Je commençais à m’amadouer quand elle me dit : « Vous vous êtes échappé. Vous êtes “ un tel ” ». Je ne répondis rien, attendant la suite. Elle ajouta : « Je peux vous aider à passer en Russie ». – « Comment savez vous que je veux aller en Russie ? » – « Vous avez parlé en dormant ». – « C’est ainsi que vous avez appris mon nom ? » – « Non. C’est dans le journal. Vos parents vous supplient de rentrer. Ils promettent de ne pas vous gronder ». – « Je n’ai pas de parents ».
Elle dut comprendre que j’étais décidé, car elle me dit : « J’ai de la famille en Russie. Je peux vous aider, vous aider à passer la frontière ». Ce fut un trait de lumière pour moi. Je lui demandais si elle accepterait de porter une lettre à un camarade qui rentrerait de classe à midi. Elle parut enchantée de pouvoir faire quelque chose pour moi. Je préparai un petit mot en code. Heureusement, nous avions pris cette habitude pour nous amuser et personne n’en sut jamais rien. En cette circonstance dramatique, je pouvais donc utiliser ce qui ne nous avait jamais paru qu’un jeu.
Le copain en question était riche et ses parents le gâtaient outrageusement en le laissant disposer de beaucoup plus d’argent que nécessaire. J’espérais qu’en ce jour il avait de solides économies destinées à quelque achat complètement inutile, et je savais que l’amitié qu’il me portait je veux dire que nous nous portions, passait avant toute chose et qu’il m’enverrait tout l’argent dont il pouvait disposer, cela d’autant plus que je ne lui cachais pas mon intention de passer secrètement en Russie, pays dont il admirait l’audace. En fait, comme il ne s’entendait pas avec son père, il préférait la Russie, patrie de sa mère, et je savais que, tout en m’enviant, il se ferait tuer plutôt que d’avouer qu’il avait quelques renseignements sur ma fuite.
Je me souvins même qu’il avait un oncle haut fonctionnaire à Leningrad, je crois. Je lui demandai l’adresse de cet oncle et un mot de recommandation. Au moment où la femme allait partir, j’ajoutai vite un post-scriptum disant : « Je veux entrer dans le Parti et devenir
quelqu’un de grand dans le Parti ». C’était ma vengeance.
La femme attendit devant la porte de mon ami le moment où il retournait à l’école. Elle eut de la chance car ce fut à quatorze heures ce jour là. Mon ami la reconnut et lui remit un paquet. Il contenait : une longue lettre codée pour moi, une lettre en clair pour son
oncle et un beau paquet d’argent. Un chic type.
Je ne dirai pas, pour des motifs assez faciles à deviner, comment je passais la frontière et finis par arriver à Leningrad.
Mais, par contre, ma première visite à l’oncle a quelque chose d’immortel puisque je la sais par cœur et m’amuse à la. revivre périodiquement. J’ignorais quel poste exact l’oncle occupait dans l’administration russe, mais je décidais de jouer franc jeu. Si je voulais atteindre l’échelon que je me destinais, je pensais qu’il valait mieux jouer le jeu de la franchise avec cet unique homme là. Je crois qu’il me comprit fort bien dès cette première visite et que je lui plus.
L’oncle me dit que je devrais étudier avant tout la doctrine du Parti et les langues. Tout dépendrait de la qualité de mes études. Je lui répondis qu’en tout, je serais toujours le premier et que j’en saurais vite plus que mes professeurs. Il est agréable d’avoir quelqu’un avec qui se montrer vrai. Celui là était le seul. Je le lui dis. Il en fut flatté, bien qu’il me répondit par un petit sourire ironique. En cet instant, je fus plus fort que lui, en toute certitude. Et je sentis une grande vague de joie m’envahir, la première depuis ma fuite. Du reste, cela ne dura pas, mais me parut de bonne augure quand même.
J’étudiai avec férocité pendant six ans. Mes deux seules joies étaient ma visite trimestrielle à l’oncle et ma haine de Dieu, avec la certitude d’arriver à être le Chef incontesté de l’athéisme universel.
Je fus donc amené à penser que le chiffre 1025 était un numéro d’ordre. A mon grand étonnement j’avais vu juste. « Ainsi donc, m’écriai je, 1 024 prêtres ou séminaristes sont entrés dans cette carrière avant moi ! ».
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CHAPITRE II
OÙ NOUS VOYONS COMMENT LE MALHEUR TRAVAILLE À FORTIFIER LES HUMAINS
L’oncle était mon seul ami, le seul homme qui me connût vraiment. Pour tous les autres, je voulais être insignifiant et y parvenais facilement. Les femmes ne m’intéressaient pas, j’avais même un certain dégoût pour elles et, par voie de conséquence, pour les imbéciles qui les aiment trop. Ma volonté d’apprendre le maximum était grandement facilitée par une mémoire étonnante. Une lecture attentive et je savais un livre par cœur, fût-il même écrit dans un style prétentieux. Mais j’avais aussi la faculté de ne retenir que ce qui vaut la peine. Mon intelligence nettement supérieure ne retenait que les valeurs et savait même critiquer en secret et avec un indéniable amusement les plus grands professeurs. Mon amour pour les doctrines athéistes, qui sont la base et le fondement du Parti, exaltait mon zèle, qui n’était pas petit.
Au bout de six ans d’études acharnées, l’oncle me convoqua, un soir, à son bureau. Jusque-là, il me recevait chez lui. Ce jour-là, je pus constater qu’il était bien un haut fonctionnaire de la police, comme je l’avais toujours supposé.
Il me fit une proposition brutale, propre, devait-il penser, à me bouleverser. Il me dit : « Je vais vous envoyer maintenant pratiquer un athéisme militant et international. Vous devrez lutter contre toutes les religions, mais principalement contre la catholique, qui est la mieux structurée. Pour ce faire, vous allez entrer au séminaire et devenir prêtre catholique romain ».
Un silence, pendant lequel je laissai la joie me gagner tout en gardant une apparence de totale indifférence, fut ma seule réponse. L’oncle était content et ne le cachait pas. Avec le même calme, il continua : « Pour pouvoir entrer au séminaire, vous allez retourner en Pologne, vous réconcilier avec votre famille adoptive et vous présenter à l’évêque ». J’eus un bref mouvement de révolte. Depuis mes relations avec l’oncle, c’était la première fois que je ne me maîtrisais pas. Il en parut satisfait et même amusé. « Ainsi, me dit-il, vous n’êtes pas tout à fait de marbre ». Cette réflexion me rendit furieux et je répondis sèchement : « Je le suis et le resterai quoi qu’il arrive ». L’oncle paraissait détendu et même amusé, comme si ma carrière, ma vocation, mon avenir (et donc celui du Parti) ne dépendaient pas des décisions prises en ce jour.
Il ajouta : « Le marbre est une belle chose, d’un usage primordial pour qui veut devenir agent secret, mais en l’occurrence, il sera nécessaire que vous témoigniez à votre famille la plus grande affection ». Je me sentais lâche et questionnai pitoyablement : « Pendant six ans de séminaire ?... » Il me répondit avec la dureté qu’on emploie envers les coupables : « Et si je vous disais oui, que répondriez-vous ? ». Il me fut très facile de répliquer que je me serais incliné et je fus même surpris de me sentir plus malin que lui. Il souriait toujours et me dit : « Oui, mais vous n’avez pas su cacher que vous pensiez que je suis un imbécile qui dévoile naïvement son jeu ». Je devins tout rouge, ce qui ne m’arrive jamais. Il ajouta : « Un agent secret n’a pas de sang dans les veines, n’a pas de cœur, n’aime personne, même pas lui-même. Il est la chose du Parti qui peut le dévorer tout vivant et sans avertissement. Mettez-vous bien dans la tête que n’importe où vous serez, nous vous surveillerons et nous débarrasserons de vous à la première imprudence. Et bien entendu, si vous êtes en danger et même s’il n’y a pas de votre faute, ne comptez par sur nous. Vous seriez désavoué ».
Je répondis : « Je sais tout cela, mais je me permets de demander pourquoi je dois manifester de l’affection à ma fausse famille. Je ne vous ai jamais caché la haine que j’éprouve pour eux ». – « La haine, me répondit-il, sauf la haine de Dieu, à l’exemple de Lénine, n’entre pas non plus dans nos services. J’ai besoin que vous soyez accepté par un véritable évêque de votre pays d’origine, la Pologne. Mais nous n’avons pas l’intention de vous faire faire vos études religieuses en ce pays. Non, vous serez envoyé de l’autre côté de l’Atlantique, mais ceci est confidentiel et vous jouerez l’étonnement quand vous recevrez cet ordre. Oui, nous avons tout lieu de craindre une guerre européenne, avec ce fou qui dirige l’Allemagne. Donc, il nous paraît plus prudent de vous faire étudier quelque part du côté du Canada, par exemple. Un autre motif nous anime, c’est que les séminaires européens sont beaucoup plus sévères que ceux d’Amérique ». J’eus un imperceptible geste de protestation et fus aussitôt deviné. L’oncle poursuivit : « Je sais que vous pourriez supporter six ans de séminaire très sévère sans jamais sortir, là n’est pas la question. Nous avons besoin que vous connaissiez le monde et comme il peut être intelligent de lui parler pour lui faire perdre la foi, et, bien entendu, avec la certitude de n’être jamais soupçonné. Il ne nous servirait à rien d’envoyer des jeunes gens dans des séminaires s’ils devaient se faire prendre. Non, vous resterez prêtre jusqu’à la mort et vous conduirez en prêtre fidèle et chaste. Du reste, je vous connais, vous êtes un cérébral ».
Puis il me donna quelques précisions sur la marche du service dans lequel j’allais entrer et à la tête duquel j’espérais bien finir mes jours.
Dès mon entrée au séminaire, je devais m’employer à découvrir comment détruire tout ce qu’on m’enseignait. Mais, pour ce faire, je devais étudier attentivement et intelligemment, c’est-à-dire sans passion, l’Histoire de l’Église. Je devais particulièrement ne jamais perdre de vue que la persécution ne sert à rien qu’à faire des martyrs dont les catholiques ont pu dire avec raison qu’ils sont une semence de chrétiens. Donc, pas de martyrs. Ne jamais oublier que toutes les religions sont basées sur la peur, la peur ancestrale, toutes sont nées de cette peur. Donc, supprimez la peur, vous supprimez les religions. Mais ce n’est pas suffisant. – « À vous, me dit-il, de découvrir les bonnes méthodes ». Je nageais dans la joie. Il ajouta : « Vous m’écrirez toutes les semaines, en style bref, pour m’indiquer tous les slogans que vous voudriez voir répandre dans le monde avec une courte explication des raisons qui vous auront guidé. Au bout d’un temps plus ou moins long, vous serez mis en action directe avec le réseau. C’est-à-dire que vous aurez dix personnes sous vos ordres qui en auront elles-mêmes chacune dix autres. Les dix personnes qui seront directement sous vos ordres ne vous connaîtront pas. Pour vous atteindre, il faudra qu’elles passent par moi. Ainsi, vous ne serez jamais dénoncé. Nous avons déjà de nombreux prêtres dans tous les pays où sévit le catholicisme, mais vous ne vous connaîtrez jamais entre vous. L’un est évêque, peut-être entrerez-vous en rapport avec lui, cela dépendra du grade que vous atteindrez. Nous avons des observateurs partout et particulièrement des anciens qui dépouillent la presse du monde entier. Un résumé vous sera envoyé régulièrement. Nous saurons donc facilement quand vos propres idées auront fait leur chemin dans les esprits. Voyez-vous, une idée est bonne quand elle est reprise par un imbécile d’écrivain quelconque qui la présente comme sienne. Car rien n’est plus vaniteux qu’un écrivain. Nous comptons beaucoup sur eux et n’avons même pas besoin de les former. Ils travaillent pour nous sans le savoir, ou plutôt sans le vouloir ».
Je lui demandai comment je pourrais rester en relations avec lui si la guerre éclatait. Il avait tout prévu. Je recevrais en temps utile une lettre postée en pays libre et bien à l’abri des hostilités. Je reconnaîtrais cette lettre comme valable au fait qu’on me donnerait mon appellation secrète, soit : E.S. 1025. E.S. voulait dire élève séminariste. Je fus donc amené à penser que le chiffre 1 025 était un numéro d’ordre. A mon grand étonnement j’avais vu juste. « Ainsi donc, m’écriai-je, 1 024 prêtres ou séminaristes sont entrés dans cette carrière avant moi ! » – « C’est bien cela », me répondit-il froidement. J’étais non pas découragé, mais ulcéré et furieux. J’aurais volontiers étranglé ces 1 024 bonshommes. Je dis seulement : « En faut-il vraiment tant ? ». L’oncle se contentait de sourire.
Il était bien inutile d’espérer lui cacher mes pensées. Aussi, j’ajoutai piteusement : « Il faut croire qu’ils n’ont pas fait beaucoup de bon travail si vous continuez à en recruter ».
Mais il ne voulut pas satisfaire ma curiosité. Je voulus au moins savoir si je pourrais entrer en relations avec quelques-uns d’entre eux. Mais l’oncle m’assura que je n’en connaîtrais jamais un seul. Je ne comprenais pas. Je me sentais désemparé. « Comment, lui dis-je, pourrions-nous faire du bon travail si nous sommes dispersés et privés de coordination et d’émulation ? » – « Pour ce qui est de la coordination, ne vous inquiétez pas, nous y avons pourvu, mais seuls les gradés en connaissent le fonctionnement. Quant à l’émulation, nous comptons sur l’amour du Parti ».
Je n’avais rien à répondre. Pouvais-je dire que le Parti n’aboutirait à rien dans le domaine de l’athéisme tant que je ne serais pas à la tête de ce service-là ? J’en étais tellement persuadé que je remisai les 1 024 prédécesseurs dans la case des abonnés absents