Célibat sacerdotal : « CE QUE LES APOTRES ONT ENSEIGNE » 2
On peut ensuite considérer qu'un point de doctrine ou de discipline a « toujours été maintenu » dans l'Eglise lorsque se trouvent réalisées les conditions suivantes :
1) Si, entre le moment où on peut observer avec suffisamment de certitude que ce point est « gardé par toute l'Eglise » et les origines chrétiennes, aucune décision émanant d'une instance hiérarchique autorisée ne prouve l'existence antérieure d'une croyance ou d'une pratique contraire. Cette instance hiérarchique ne pourrait être, dans ce cas, qu'un concile œcuménique, dont « les décisions possèdent le caractère d'infaillibilité dans les questions dogmatiques et de souveraineté sans appel dans les questions disciplinaires », ou, pour les mêmes raisons, le Siège apostolique. Des décisions de conciles particuliers qui seraient éventuellement contraires à ce point de doctrine ou de discipline ne suffiraient pas à affirmer qu'il n'a pas « toujours été maintenu » dans toute l'Eglise, étant donné la portée limitée, dans le temps et l'espace, de ces synodes.
2) Si, au cours de la même période, le point en question n'a jamais fait l'objet d'une contestation au nom d'une tradition contraire de la part d'Eglises apostoliques. S'il y a eu contestation, il faut examiner si celle-ci aboutit à la reconnaissance de deux traditions parallèles, comme ce fut le cas dans la querelle quarto-décimane, qui en l'an 154 opposa Polycarpe de Smyrne et le pape Anicet sur la question de la date de Pâques (63), ou au rejet de l'une des deux, comme ce fut le cas dans la controverse baptismale où se disputa entre Rome et Carthage la question de savoir s'il fallait rebaptiser les hérétiques convertis au catholicisme (64). Quand le point en question n'est contesté que par des particuliers, ou par des groupes séparés des Eglises apostoliques, la possibilité d'une tradition ininterrompue depuis les origines n'est pas mise en cause. Il y a toujours eu, dès les débuts du christianisme, des gens pour refuser tel ou tel aspect du dépôt reçu des Apôtres au nom d'une autre tradition prétendument apostolique, mais leurs assertions n'engageaient qu'eux-mêmes. Helvédius et Jovinien ont contesté le bien-fondé de la continence sacerdotale, mais c'est seulement au cas où une contestation aurait été soulevée de la part d'une Eglise apostolique, au cours des quatre premiers siècles, qu'il conviendrait de mettre sérieusement en doute les témoignages permettant de penser que cette discipline « a toujours été maintenue ». Un raisonnement analogue s'impose pour les Eglises qui furent entraînées dans l'hérésie ou la dissidence, et, de façon historiquement vérifiable, prirent leur autonomie sur le plan doctrinal ou disciplinaire (Eglises novatiennes, ariennes, nestoriennes,... ).
3) Si le point en question ne se trouve pas en contradiction formelle avec un texte de l'Ecriture, car il ne pourrait y avoir tradition apostolique là où il y aurait désaccord avec la Parole de Dieu écrite. Les traditions confiées oralement parles Apôtres à leurs successeurs, alors même qu'elles ne sont pas contenues sous une forme ou sous une autre dans la Sainte Ecriture, sont néanmoins en harmonie profonde avec l'enseignement de l'Ancien et du Nouveau Testaments. Il n'est pas concevable que les Apôtres aient demandé l'observation de quelque chose qui aille à l'encontre des Ecritures, surtout quand il s'agit des Ecritures qui ont fixé une partie de la prédication de ces mêmes Apôtres, comme le sont les livres du Nouveau Testament. En d'autres termes, si une pratique était contredite par l'Ecriture, elle serait contredite par les Apôtres eux-mêmes. Croire que cette pratique « a toujours été maintenue » et lui chercher des titres à l'apostolicité serait une gageure. Il importe également de se rappeler que l'interprétation authentique de l'Ecriture se fait au sein de la Tradition vivante, et qu'en particulier, le sens de certains textes par eux-mêmes susceptibles d'explications diverses et parfois contradictoires ne peut être déterminé avec certitude que le magistère de l'Eglise, exercé par des hommes qui, héritiers de l'enseignement total des Apôtres, sont à même de « lire et (d')interpréter l'Ecriture sainte avec le même Esprit qui l'a fait écrire » (65), et d'élucider sans ambiguïté ce qu'ont voulu dire les auteurs inspirés, et notamment les Apôtres.
Nous avons vu que les documents du concile de Nicée, — le seul concile œcuménique du 4ème siècle qui se soit occupé de la chasteté des clercs —, non seulement ne renferment aucune décision permettant de nier l'existence antérieure de la discipline de la continence sacerdotale, mais nous donnent à son sujet, avec le 3ème canon, un indice assez sûr d'ancienneté. Du côté des Eglises apostoliques, nous ne trouvons au cours des quatre premiers siècles aucune trace d'une tradition contraire. Quand on voit que pour la seule question de la date de Pâques, on en vint à un réel affrontement entre les Eglises d'Asie et le Siège apostolique, l'absence de tout désaccord à propos de la continence sacerdotale dans les annales des premiers siècles est à noter. Ceci est particulièrement remarquable lors de la publication des décrétales de Sirice en 385-386, lesquelles ne suscitent aucune protestation de la part des Eglises apostoliques, ni en Occident ni en Orient. L'Eglise d'Afrique, si fermement attachée à ses propres traditions et au concile de Nicée, confirme au contraire par son témoignage indépendant les affirmations du pontife romain. Il faudra attendre la fin du 5ème siècle pour assister à un premier clivage disciplinaire : l'Eglise persane, à partir de 484, autorise le mariage des clercs à tous les degrés de la hiérarchie. Mais, outre que nous sommes déjà au Sème siècle, cette Eglise passée au nestorianisme aux lendemains du concile de Chalcédoine (451) ne peut être considérée comme une Eglise apostolique. Quant à la discipline particulière qui sera légalisée par le concile Quinisexte de 691, la date tardive de ce concile ne permet pas de le faire intervenir dans l'examen des conditions requises pour vérifier si la continence parfaite du clergé a « toujours été maintenue » dans l'Eglise, cet examen portant sur la période allant du 4ème siècle aux origines du christianisme. Nous avons vu par ailleurs que les Pères byzantins de 691 se réfèrent au concile de Carthage de 390, comme à un chaînon essentiel de leur tradition.
La troisième condition, selon laquelle il convient de se demander si le point en question ne se trouve pas contredit par l'Ecriture nous invite à examiner par priorité les objections qui furent soulevées du temps de Sirice, puisque ce sont les premières dont l'histoire ait gardé le souvenir. Elles sont au nombre de deux :
1 — Du moment que les Lévites de l'Ancien Testament pouvaient continuer à engendrer des enfants, pourquoi l'interdire aux prêtres de la Nouvelle Alliance ? La réponse de Sirice est basée sur un a fortiori. Le Christ est venu parfaire la Loi, et la chasteté de ses ministres est du même coup devenue plus parfaite. De même, si saint Paul recommande aux époux de s'abstenir l'un de l'autre pour vaquer à la prière, à combien plus forte raison le prêtre, chargé d'une prière continuelle pour le peuple de Dieu, devra-t-il s'abstenir en permanence des rapports conjugaux. La question qui se pose à un esprit moderne est celle de la justesse de cet a fortiori, qui semble trop abonder dans le sens d'une conception judaïsante du sacré et d'une pureté essentiellement rituelle. En fait, il convient d'abord de remarquer qu'il n'y a pas eu solution de continuité entre l'économie vétérotestamentaire et le régime de la Loi nouvelle. Conformément au principe fondamental énoncé par le Seigneur : « Je ne suis pas venu abolir, mais parfaire », les structures de la primitive Eglise se sont édifiées sur les assises institutionnelles de l'Ancien Testament. Si le modèle lévitique exerça une influence sur l'organisation de la hiérarchie ecclésiastique, ce ne fut pas par suite d'une régression à un stade pré-chrétien, mais en vertu d'une logique profonde de continuité qui commença à déployer ses conséquences aux origines mêmes du christianisme. On peut comprendre, dans ces conditions, que les contestataires du 4ème siècle aient pu encore chercher à s'inspirer de ce modèle lévitique, et que les législateurs aient pris au sérieux l'objection. Mais il faut surtout remarquer que la continuité institutionnelle s'accompagne d'un changement qualitatif radical avec la nouveauté du sacerdoce chrétien inauguré par Jésus. Cette nouveauté, mise en pleine lumière par la réflexion théologique de l'épître aux Hébreux (66), entraîne également une vision nouvelle des exigences propres aux ministres associés à la médiation de Celui qui est désormais le Prêtre unique. « Tout grand prêtre, en effet, pris d'entre les hommes, est établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu, afin d'offrir dons et sacrifices pour les péchés » (He 5, 1). Nouveau Moïse, le Christ est l'unique et souverain médiateur à qui tous les autres prêtres, associés à sa prière sacrificielle, doivent maintenant prêter le concours de leur intercession, et c'est cette fonction d'intercession qui devient à l'époque patristique la motivation principale (mais non unique) pour réclamer des évêques, prêtres et diacres la continence parfaite (67). L'accent n'est plus mis sur la pureté rituelle, mais sur l'engagement existentiel requis pour l'exercice efficace de la prière salvifique du prêtre de Jésus-Christ. Tout entier à sa fonction, celui-ci ne pourrait que la compromettre en s'adonnant à des activités qui, bonnes en elles-mêmes, ne sont plus de mise dans le dialogue avec le Dieu transcendant. Le mariage est saint, et l'Eglise des premiers siècles ne cessera jamais de défendre ce point de doctrine contre les hérésies qui prétendaient le contraire. Mais elle soutiendra avec la même force que la continence est supérieure à l'usage du mariage dès lors qu'il s'agît de remplir des fonctions d'un tout autre ordre que celles de la génération terrestre. Ces deux points, — la sainteté du mariage et la nécessité de la continence parfaite pour le prêtre chargé « d'intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu » —, les Pères les tiennent ensemble, sans jamais les séparer, et il faut de notre côté les garder présents simultanément à l'esprit pour éviter de regrettables contresens sur leur pensée, voire sur leurs expressions (68).
2 — La deuxième objection scripturaire formulée au temps de Sirice était tirée de la recommandation paulinienne à Timothée et à Tite sur le choix des épiscopes, presbytes et diacres. L'expression « mari d'une seule femme » n'implique-t-elle pas normalement le droit à user du mariage pour les monogames ainsi admis aux ordres ? Nous connaissons la réponse de Sirice, qui sera entérinée par ses successeurs : Paul n'a pas parlé d'un homme qui persisterait dans le désir d'engendrer, mais propter continentiam futuram.
Remarquons d'abord que le pape accepte de répondre à l'objection parce qu'il est bien conscient des conséquences que l'interprétation de ces textes pauliniens pouvait avoir sur la conception à se faire de l'origine de la continence sacerdotale. S'il n'essaye pas d'argumenter à l'aide des passages évangéliques sur le renoncement requis pour s'attacher totalement au Seigneur (Lc 14, 26 ; 18, 29), ou sur les « eunuques » volontaires (Mt 19, 11-12), c'est sans doute parce que la perspective envisagée dans ces textes est celle d'une option libre, faite en fonction d'un charisme personnel. Or, ce que veut montrer le pontife romain, c'est que la continence parfaite dont il rappelle l'obligation n'était pas à l'origine quelque chose de simplement conseillé, mais un mode de vie positivement voulu par l'Apôtre qui, le premier, fixa par écrit les qualités qu'il convenait d'exiger des ministres de l'Eglise. Il concentre donc son raisonnement sur l'exégèse de l'expression « mari d'une seule femme », en y lisant implicitement le devoir de continence pour l'homme marié admis aux ordres.
Cette exégèse joua un grand rôle dans le recrutement du clergé aux premiers siècles de l'Eglise. Elle est reprise par les successeurs de Sirice et d'assez nombreux écrivains patriotiques ; on peut supposer qu'elle était généralement admise à l'époque, car on ne rencontre chez les Pères aucune opinion contradictoire (69).
Que pouvons-nous penser aujourd'hui de cette herméneutique, insolite, il faut bien le dire, pour nos esprits modernes ? Dans leur grande majorité, les exégètes contemporains commentent la consigne de saint Paul à Timothée et à Tite en discutant sur les conditions préalables requises pour l'admission aux ordres : la formule « homme d'une seule femme » vise-t-elle les hommes remariés, ou simplement les polygames ? (70) Mais ces deux types d'interprétation, entre lesquels se partageaient déjà les écrivains patristiques, laissent de côté la question du mode de vie exigé des hommes mariés après leur ordination. En écrivant : « homme d'une seule femme », Paul a-t-il parlé d'un homme « qui persisterait dans le désir d'engendrer », comme on l'objectait au pape Sirice, ou a-t-il parlé « en vue de la continence que cet homme aurait à pratiquer (propter continentiam futuram) ? » La question est généralement passée sous silence parce qu'il va de soi, estime-t-on, qu'en autorisant les hommes mariés à devenir ministres de l'Eglise ; l'Apôtre leur reconnaissait le droit d'user du mariage. Or, toute notre étude sur l'histoire des premiers siècles montre au contraire que le sentiment d'un grand nombre de représentants de l'époque patristique était à l'opposé. Si les législateurs, à partir du 4ème siècle, ont codifié la loi de la continence parfaite pour le clergé, et si des générations de diacres, de prêtres et d'évêques mariés ont accepté de vivre le renoncement aux relations conjugales qui leur était demandé, c'était en particulier parce qu'ils avaient sur ce point la conviction que saint Paul lui-même avait indiqué la direction à suivre. Sirice et ses successeurs étaient conscients qu'il leur appartenait « d’interpréter de façon authentique la parole de Dieu, écrite ou transmise » (71), et on ne peut guère les soupçonner d'avoir émis à la légère une interprétation si grosse de conséquences, ou de l'avoir forgée dans le but de se couvrir d'une autorité scripturaire. Il est raisonnable, au contraire, d'accueillir leur exégèse comme une invitation motivée à soumettre la consigne, paulinienne de 1'unius uxoris vir à un nouvel examen, en se demandant si l'Apôtre n'aurait pas eu effectivement en vue « la continence future » des candidats aux ordres. La réponse à cette question d'herméneutique dépend de la connexion, vivement perçue depuis Vatican II, entre Tradition, Ecriture et Magistère de l'Eglise ; il me paraît certain que, pour avoir joué un rôle important dans l'histoire des origines du célibat sacerdotal, ce texte paulinien peut aussi servir aujourd'hui à se faire de cette histoire une idée plus juste.
Le Père I. de la Potterie a fait ressortir, de façon très éclairante, la richesse biblique et théologique de l'expression « homme d'une seule femme », en montrant qu'il s'agit d'une formule d'Alliance. Le prêtre, comme le Christ, est devenu l'époux de l'Eglise unique, et cette relation sponsale exclut tout autre lien conjugal. Même les relations sexuelles au sein d'un mariage légitime apparaissent comme une « violation du lien matrimonial » avec l'Epouse du Christ pour celui qui, par l'ordination, est devenu « l'homme de (cette) femme unique. » (72)
Notre propos étant ici de vérifier autant qu'il est possible de le faire la justesse de l'exégèse de Sirice, il convient également d'attirer l'attention sur le parallélisme de deux expressions dans la même épître à Timothée. Le « unius uxoris vir » du 3ème chapitre a en effet son exact correspondant dans le règlement concernant les veuves, au chapitre 5ème. Celles-ci doivent être « unius viri uxor ». S'agissant de veuves, il est clair que saint Paul fait allusion à une situation matrimoniale révolue. Le rapprochement avec la consigne pour le choix des épiscopes est suggestif, bien qu'il n'ait pas toujours été souligné comme il le mérite. Saint Paul n'a-t-il pas en vue des situations similaires ? Si ces femmes « épouses d'un seul homme », dont il est ici question, sont bien évidemment des veuves, les « hommes d'une seule femme » ne seraient-ils pas aussi, dans l'esprit de l'Apôtre, des hommes actuellement libérés du lien matrimonial par la mort de leur épouse ? On remarquera aussi le silence des épîtres à Timothée et à Tite sur une éventuelle épouse de l'épiscope. Alors qu'elles insistent sur la bonne conduite de ses enfants, elles ne disent mot de sa conjointe, dont la réputation importe au moins autant, sinon davantage, à celle du chef de la Communauté. Ces divers indices permettent de penser que saint Paul avait probablement envisagé de préférence la sélection de monogames veufs pour l'épiscopat. La tournure grammaticale employée par saint Jérôme dans l’Adversus Vigilantium, — qui unam habuerit uxorem —, et celle utilisée par le Testamentum Domini Nostri Jesu Christi, d'origine syriaque, — qui fuit unius uxoris vir —, vont dans le même sens ; elles peuvent être retenus comme des indications supplémentaires (73). Si l'on favorisait cette interprétation, selon laquelle saint Paul aurait demandé qu'on choisisse pour l'épiscopat les veufs qui ne s'étaient pas remariés après la mort de leur première femme, on comprendrait assez bien comment s'est développée par la suite, de façon cohérente, la discipline relative au mariage des clercs: interdiction d'admettre les hommes remariés, interdiction pour les clercs mariés de se remarier après la mort de leur femme, interdiction pour les clercs célibataires de se marier. La continence parfaite pour les clercs supérieurs mariés aurait été conçue, avec la même cohérence, comme découlant du même principe à partir du moment où, à côté des célibataires et des veufs, la primitive Eglise commença à admettre au sacerdoce des hommes dont la femme était encore de ce monde.
Quoi qu'il en soit, ces remarques suffisent pour nous assurer que les déclarations de Sirice et des conciles africains sur l'apostolicité de la continence parfaite des clercs non seulement ne sont pas en contradiction avec l'Ecriture, mais peuvent y trouver un fondement solide. Les objections faites du temps de Sirice à la loi sur la continence étaient tirées, comme on vient de le voir, soit du Lévitique soit des épîtres pauliniennes à Timothée et à Tite. Et pour répondre à ces objections Sirice s'est limité à l'exégèse de ces textes. Il n'est point besoin d'ajouter que les autres passages du Nouveau Testament, fréquemment cités aujourd'hui, sur la virginité ou la continence volontaires pour le Royaume des deux (Mt 19, 10-12 ; 1 Co 7, 29-31 ; 32-36), ou encore sur le renoncement nécessaire pour marcher à la suite du Christ (Lc 14, 26 ; 18; 29), ne sont pas non plus en contradiction avec les affirmations de Sirice et des législateurs qui, à partir du 4ème siècle, réclament du clergé la continence parfaite. Elles peuvent même servir à les corroborer (74).
III- CONCLUSION DE L'ETUDE HISTORIQUE
L'ensemble des conditions se trouvent donc réunies, semble-t-il, pour pouvoir affirmer raisonnablement que la discipline de la continence parfaite pour les membres supérieurs du clergé était, au 4ème siècle, « gardée par toute l'Eglise » et avait « toujours été maintenue. » Le principe augustinien permettant de reconnaître si une tradition est vraiment d'origine apostolique trouve ici une application adéquate et justifiée. L'analyse des documents et la synthèse historique que nous venons de faire le démontrent, je pense, avec toute la certitude possible.
Précisons encore seulement qu'il s'agit d'une tradition non écrite. Sa force ne tient pas à une expression canonique (il n'y en aura pas, à notre connaissance, avant le 4ème siècle), mais à l'autorité dont jouissaient dans l'Eglise primitive les traditions de vive voix reçues des Apôtres. On aurait tort de la concevoir comme une loi ; on doit plutôt parler d'un germe. Mais il n'est pas nécessaire de supposer de longs délais pour que ce germe fasse sentir ses effets dans l'organisation ecclésiastique. En fait, c'est toute l'Eglise qui, aux temps apostoliques, est encore à l'état de « grain de sénevé » ; la tradition relative à la continence parfaite des clercs s'est développée et explicitée au rythme de la croissance de l'Eglise, sous l'action de l'Esprit-Saint, car elle était déjà tout entière dans l'exemple et l'enseignement des Apôtres lorsque ceux-ci commencèrent à fonder les premières communautés chrétiennes.
« Ut quod apostoli docuerunt, et ipsa servavit antiquitas, nos quoque custodiamus » « Ce que les Apôtres ont enseigné, et ce que l'antiquité elle-même a observé, faisons en sorte, nous aussi, de le garder ». L'affirmation des Pères de Carthage reste pour nous, comme pour les Pères du 4ème siècle, un témoin sûr des origines du célibat sacerdotal.
Il faut le reconnaître. Jusqu'à une époque encore récente, les recherches tendant à établir que le célibat sacerdotal remonte aux Apôtres étaient considérées comme vouées d'avance à l'échec. Une tentative de ce genre ne pouvait être qu'une impasse historique. Le changement de perspective, et de mentalité, que suppose l'idée d'une origine apostolique de cette discipline équivaut, on peut bien le dire, à une sorte de révolution sur le plan de l'histoire, surtout quand on mesure les conséquences que ce changement entraîne pour la théologie et la spiritualité sacerdotales.
Nombreux sont encore ceux chez qui cette idée suscite l'étonnement, quand ce n'est pas l'incrédulité ou une fin pure et simple de non recevoir. Il est entendu aux yeux de beaucoup que le célibat des prêtres n'a pu être introduit dans l'Eglise latine qu'à une date tardive, et, ajoute-t-on généralement, pour des motivations étrangères à l'Evangile. Seule la discipline du clergé oriental peut prétendre à plus d'ancienneté. Adoptant une position plus nuancée, certains théologiens et exégètes soulignent à juste titre les fondements scripturaires de la loi, mais ils écartent toutefois l'hypothèse d'une « tradition apostolique », et ne conçoivent la discipline attestée à partir du 4ème siècle que comme le fruit d'une lente évolution, due à l'action progressive du ferment évangélique dans la société chrétienne du temps.
La tradition apostolique du célibat sacerdotal a été soutenue Par beaucoup de théologiens et d'historiens au cours des siècles.
Il n'en a pas toujours été ainsi. Au cours des siècles, plus d'un historien et d'un théologien catholiques ont reconnu l'origine apostolique du célibat sacerdotal, et soutenu fermement dans leurs écrits ce qui était pour eux non une simple hypothèse, mais une certitude entièrement fondée. La liste en serait trop longue. Mais on aime se souvenir du nom de quelques-uns parmi les plus célèbres : Au 16ème siècle, c'est le jésuite Robert BELLARMIN qui, dans son grand ouvrage Disputationes de Controversiis Christianae fidei adversus hujus temporis haereticos consacre un chapitre entier à la question, intitulé : Coelibatum jure Apostolico rectissime annexum ordinibus sacris ; ce sont aussi César BARONIUS, l'auteur réputé des monumentales Annales Ecclesiastici, et le cardinal Stanislas HOSIUS, au chapitre LVI de sa Confessio catholicae fidei christiana. Au 17ème siècle, nous trouvons Louis THOMASSIN, l'un des meilleurs théologiens de son époque, auteur de l'Ancienne et nouvelle discipline de l'Eglise catholique touchant les Bénéfices et les Bénéficiers (75) ; ou encore le bollandiste Jean STILTINCK, qui fait paraître dans les Acta Sanctorum deux dissertations critiques sur le sujet. Au 18ème siècle, un nom domine les discussions du « Siècle des lumières », celui du jésuite François-Antoine ZACCARIA, professeur d'histoire ecclésiastique au Collège de la Sapience à Rome, qui publie pour défendre le célibat des prêtres contre les violentes attaques dont il était l'objet deux volumes de polémique, mais d'une haute tenue scientifique : Storia polemica del Celibato sacro da contrapporsi ad alcune detestabili opere uscite a questi tempi, et Nuova giustificazione dei celibato sacro..., où il s'attriste de voir combattue « une discipline si sainte, venue des Apôtres, et qui s'est perpétuée jusqu'à, nous de la manière la plus solennelle par les Pères, les Conciles et les Pontifes de l'Eglise romaine ». Au 19ème siècle enfin, sur une liste exceptionnellement fournie, on retiendra le nom d'un théologien hongrois, Augustino DE ROSKOVANY, auteur d'une vaste compilation qui reste encore, malgré ses limites, un précieux ouvrage de référence : Coelibatus et Breviarium : duo gravissima clericorum officia, e monumentis omnium seculorum demonstrata. Accessit completa literatura ; et également celui de l'orientaliste allemand Gustav BICKELL, avec deux articles dans le Zeitschrift für katholische Theologie en 1878 et 1879.
A ces études ex professo, le grand connaisseur des Pères de l'Eglise qu'était John-Henry NEWMAN prête aussi son témoignage : « Il y avait aussi écrit-il, le zèle avec lequel l'Eglise romaine maintenait la doctrine et la règle du célibat, que je reconnaissais comme apostolique, et sa fidélité à bien d'autres coutumes de l'Eglise primitive qui m'étaient chères ; tout ceci plaidait en faveur de la grande Eglise romaine. » (76)
La controverse Bickell-Funk de là fin du 19ème siècle:
Si tous ces travaux étaient comme tombés dans l'oubli, au point que la seule idée d'une tradition du célibat sacerdotal pouvant remonter aux Apôtres faisait figure d'anachronisme, c'est en grande partie à la suite d'une fameuse controverse qui, à la fin du 19ème siècle, opposa sur cette question deux érudits allemands : Gustav BICKELL, dont je viens de parler, professeur à l'université d'Innsbruck et spécialiste des littératures syriaque et hébraïque, et Frances Xaver FUNK, professeur d'histoire et de théologie à l'université de Tübingen.
Prenant le contre-pied de Bickell, partisan de l'origine apostolique, FUNK soutint que l’Orient avait gardé la tradition primitive, tandis que l'Occident avait à partir du 4ème siècle inauguré une législation jusqu'alors inédite. Bien que la thèse de FUNK n'ait pas fait l'unanimité dans les milieux scientifiques allemands, elle fut diffusée avec beaucoup de succès dans des revues spécialisées, puis dans le grand public, et servit jusqu'à nos jours de référence à la plupart des études historiques sur le célibat des clercs (77). Depuis Vatican II, on s'est de plus en plus rendu compte toutefois que les positions de FUNK étaient loin d'être définitives, comme on avait pu le croire sur la foi de certains, mais qu'elles étaient plus que jamais sujettes à révision (78). Si on prenait le temps en effet de relire honnêtement les longs articles de la controverse Bickell-FUNK, il apparaissait avec évidence que la question ne pouvait être tenue pour tranchée (79). C'est la raison pour laquelle je me suis attaché pour ma part à reprendre entièrement l'examen du dossier patristique sur les origines du célibat, à partir, comme je l'ai dit, de l'orientation nouvelle que le concile de Carthage de 390 me semblait donner à la recherche. Les résultats m'ont convaincu qu'il était nécessaire d'abandonner les idées de FUNK, et de retrouver par-delà le 19ème siècle, sur des bases évidemment plus scientifiques, ce qui avait été la conviction profonde de tant d'érudits catholiques au cours de l'histoire et, à vrai dire, le sentiment commun de toute l'Eglise, Si l'éminent patrologue qu'était FUNK s'est trompé, cela n'enlève rien, il va sans dire, aux mérites que tout le monde s'accorde par ailleurs à lui reconnaître. Mais, amicus Plato, magis amica veritas. Il est peut-être temps de s'apercevoir d'une dérive qui, si elle devait se prolonger, risquerait de compromettre sérieusement l'avenir de la discipline du célibat sacerdotal. Car les erreurs en histoire finissent, tôt ou tard, par se payer cher. La redécouverte des origines apostoliques de cette discipline, en revanche, tout simplement parce que c'est bien ainsi que les choses se sont passées, peut apporter une contribution positive au progrès de la réflexion théologique sur ce sujet de grande actualité et indiquer des voies nouvelles. Changement radical sans doute, mais si on peut parler d'une sorte de révolution, c'est seulement parce qu'il s'agit d'un retour à la source, et de constater que la loi bimillénaire de la continence parfaite des clercs gravite autour d'un centre, d'un foyer de lumière et d'énergie qui n'est autre que le Seigneur Jésus lui-même. Car l'exemple et l'enseignement des Apôtres ne sont naturellement que le reflet et l'écho de ceux du Christ, qui les a appelés à tout quitter pour Le suivre, et a appelé avec eux tous ceux qui, à leur suite, seraient un jour les prêtres de la Nouvelle Alliance. « Il a apporté toute nouveauté, en apportant sa propre personne qui avait été annoncée », disait saint Irénée ; c'est de cette nouveauté que le célibat des prêtres, depuis toujours, tire la sienne, sans craindre les forces de vieillissement qui, à chaque époque, tentent de le réduire.