Célibat sacerdotal : « CE QUE LES APOTRES ONT ENSEIGNE » 4

Publié le par monSeigneur et monDieu

CONCLUSION

 

Des origines à nos jours, ces vingt siècles de fidélité à une discipline exigeant un renoncement particulièrement difficile à la nature humaine, nonobstant les obstacles parfois gigantesques qui s'y sont opposés, fourniraient à eux seuls la preuve manifeste que le célibat sacerdotal n'est pas le fruit d'une époque, une invention humaine, si généreuse et nécessaire fût-elle à un moment donné de l'histoire, mais qu'il s'enracine dans le sol où se nourrit la sève même de l'Eglise, c'est-à-dire dans l'Evangile. S'il n'était pas vitalement relié aux Apôtres, comme à ceux dont l'exemple et l'enseignement lui ont donné son impulsion, et lui communiqueront jusqu'à la fin des temps son dynamisme, le célibat des clercs aurait depuis longtemps sans doute cédé sous les pressions visant à l'abolir. La prise de conscience de ce lien essentiel a pu parfois s'estomper des études historiques, mais la réalité profonde a toujours été là, et c'est elle qui explique en définitive ce que beaucoup, faute de la reconnaître, ne réussissent pas à s'expliquer, à savoir la pérennité de l'institution à travers les âges. Il en est d'elle comme de cette maison dont parle le Seigneur : « La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont déchaînés contre elle, et elle n'a pas croulé : c'est qu'elle avait été fondée sur le roc. » Sur le roc des Apôtres, — cette pierre scellée sur la pierre qu’est le Christ —, la discipline de la continence parfaite des prêtres de la Nouvelle Alliance continue de s'édifier et d'édifier l'Eglise, car pour qui est convaincu du caractère irremplaçable du ministère sacerdotal pour la vie de l'Eglise et du monde, le célibat qui, selon le mot de Jean XXIII, en est « l’ornement le plus excellent » joue au cœur de l'Eglise un rôle qu'aucun noble superlatif ne suffit à qualifier comme il le mérite. C'est à n'en pas douter la raison pour laquelle on lui fait souvent la guerre, mais c'est aussi pourquoi il fait du prêtre « l'intendant des mystères de Dieu », celui qui, de manière indispensable, peut « intervenir en faveur des hommes » dans leurs relations avec le Maître de l'Histoire.

 

La prière d'intercession est en effet la motivation théologique fondamentale, dans la littérature patristique des premiers siècles, pour justifier la discipline de la continence parfaite pour le clergé. Le concile de Carthage de 390 l'exprime dans une formule précise. Si les évêques, prêtres et diacres doivent s'abstenir des relations conjugales, c'est « afin de pouvoir obtenir en toute simplicité ce qu'ils demandent à Dieu » (quo possint simpliciter quod a Deo postulant impetrare). Ce qui leur vaut cette place privilégiée dans le dialogue avec Dieu, c'est qu'ils sont, toujours selon ce même concile, « qui sacramentis inserviunt » (ceux qui sont au service des sacrements divins), « qui sacramenta contrectant » (ceux qui sont en contact avec les mystères sacrés), « qui altari deserviunt » (ceux qui sont affectés au service de l'autel). Ces expressions qualifient indistinctement les trois degrés supérieurs de la cléricature ; elles indiquent qu'un commun caractère entraîne pour tous les mêmes obligations et que le service des sacramenta et de l'autel, c'est-à-dire le service de l'Eucharistie, est le fondement spécifique de la continence qui leur est demandée. La liturgie eucharistique fait de celui qui est au service des mystères divins un médiateur qui, de par son union intime avec l'unique Médiateur, — per Ipsum, cum Ipso et in Ipso —, présente à Dieu les requêtes de ses frères humains. A ce titre, il doit s'assurer les conditions requises pour une prière d'intercession efficace, et la chasteté parfaite, à l'imitation du Christ, lui est une garantie d'exaucement. Le commentaire du grand canoniste byzantin Jean Zonaras, au 12ème siècle, soulignera parfaitement cette idée maîtresse de la patristique :

« Ceux-ci sont en effet intercesseurs entre Dieu et les hommes, qui, établissant un lien entre la divinité et le reste des fidèles, demandent pour le monde entier le salut et la paix. S'ils s'exercent donc, comme le dit le canon, à la pratique de toutes les vertus et dialoguent ainsi en toute confiance avec Dieu, ils obtiendront tout de go ce, qu'ils auront demandé. Mais si ces mêmes hommes se privent par leur faute de la liberté de parole, de quelle manière pourront-ils s'acquitter de leur tâche d'intercesseurs au profit d'autrui ? » (117)

 

La motivation théologique centrale du célibat sacerdotal est ainsi directement inspirée de l'épître aux Hébreux. En montrant dans le ministre de l'Eucharistie un médiateur au service des hommes, appelé à ce titre à une sainteté de vie caractérisé par la chasteté parfaite, elle situe dans une juste perspective les autres raisons invoquées à cette époque pour justifier le célibat-continence, en particulier le devoir de paternité spirituelle (substitué à celui de la génération charnelle), la nécessité de renoncer à la « chair » pour approcher la « sainteté » de Dieu, l'exemple à donner aux vierges et aux continents, et, dans une certaine mesure, la disponibilité pour les tâches apostoliques. (118) On peut mesurer par là combien il est inexact de parler de « continence cultuelle » ou de « pureté cultuelle », comme on le fait trop souvent pour tenter de dévaluer le motif sous-jacent à la loi du célibat, en lui prêtant des origines de qualité suspecte. (119) Ces expressions sont chargées de résonances païennes ou philosophiques (notamment stoïciennes) qui ne sont pas homogènes à l'esprit du christianisme. En réalité, c'est la liturgie, et. la liturgie eucharistique surtout, qui, actualisant le mystère pascal, entraîne le peuple chrétien, et, à un. titre spécial et permanent, le « serviteur de l'autel », dans une identification au Christ priant, et s'offrant au Père pour le salut du monde. Dans la célébration eucharistique, le Christ lui-même est présent, Dieu-homme qui associe ses ministres à sa personne et à son sacrifice, et non divinité impersonnelle ou abstraite génératrice de tabous irrationnels. Il faut le dire sans ambages : il y a autant de différence entre la « continence cultuelle » et la chasteté parfaite des prêtres de Jésus-Christ qu'il peut y en avoir entre les cultes païens, si respectables soient-ils, et le sacrifice de la Croix.

En nous renvoyant aux Apôtres comme aux promoteurs de la tradition du célibat sacerdotal, les Pères du 4ème siècle nous assurent, au surplus, que cette tradition est homogène à l'Evangile, loin de lui être étrangère comme le voudraient ses détracteurs. L'histoire et la théologie du sacerdoce ne font qu'un dans l'affirmation que la continence des prêtres de Jésus-Christ se modèle sur celle de l'unique Prêtre de la Nouvelle Alliance. C'est par imitation du Christ, et pour que cette imitation se perpétue dans leurs successeurs, que les Apôtres ont vécu et enseigné par leur exemple l'appel à tout quitter pour Le suivre, et devenir ainsi étroitement associés à sa médiation rédemptrice. Car ce qui est dit du Christ dans le Nouveau Testament a depuis toujours été compris comme étant dit aussi de ses prêtres : « Tout grand prêtre, en effet, pris d'entre les hommes, est établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu, afin d'offrir dons et sacrifices pour les péchés » (He 5, 1).

Au cours des siècles, l'Eglise n'a jamais perdu de vue cette ligne essentielle, même si l'accent s'est déplacé parfois sur des motivations comparativement secondaires, encore que d'une importance tout aussi incontestable. Même s'il a pu y avoir, de la part de tel ou tel, une tendance à revenir à l'Ancien Testament en « fonctionnalisant » le service sacerdotal et en oubliant qu’en apportant sa propre personne, le Christ « a apporté toute nouveauté. » Car ce serait fausser lourdement le sens de l'a fortiori utilisé par Sirice et les autres écrivains patriotiques, quand ils expliquent le passage de la continence temporaire des Lévites à la continence perpétuelle des prêtres de la Nouvelle Alliance, que d'y voir seulement un saut quantitatif, alors que l'Eucharistie réalise une mutation radicale, faisant de la chasteté de ses ministres une nouveauté elle aussi sans précédent.

 

Pour résumer la pensée de toute la Tradition, nous pouvons ici relire un passage-clé de Pastores dabo vobis :

« La charité pastorale, gui a sa source spécifique dans le sacrement de l'Ordre, trouve son expression plénière et son aliment principal dans l'Eucharistie : "Cette charité pastorale — lisons-nous dans le Concile — découle surtout du sacrifice eucharistique ; celui-ci est donc le centre et la racine de toute la vie du prêtre, dont l'esprit sacerdotal s'efforce d'intérioriser tout ce qui se fait sur l'autel du sacrifice". C'est en effet dans l'Eucharistie qu'est représenté — plus précisément rendu à nouveau présent — le sacrifice de la Croix, le don total du Christ à son Eglise, le don de son corps livré et de son sang répandu, comme témoignage suprême de sa qualité de Tête et Pasteur, Serviteur et Epoux de l'Eglise. C'est précisément pourquoi la charité pastorale du prêtre non seulement naît de l'Eucharistie, mais trouve dans la célébration de celle-ci sa plus haute réalisation. De même, c'est de l'Eucharistie que le prêtre reçoit la grâce et la responsabilité de donner un sens "sacrificiel" à toute son existence (n. 23).

Il est particulièrement important que le prêtre comprenne la motivation théologique de la loi ecclésiastique sur le célibat. En tant que loi, elle exprime la volonté de l'Eglise, même avant que le sujet exprime sa volonté d'y être disponible. Mais la volonté de l'Eglise trouve sa dernière motivation dans le lien du célibat avec l'Ordination sacrée, qui configure le prêtre à Jésus-Christ Tête et Epoux de l'Eglise. L'Eglise, comme Epouse de Jésus-Christ veut être aimée par le prêtre de la manière totale et exclusive avec laquelle Jésus-Christ Tête et Epoux l'a aimée. Le célibat sacerdotal alors, est don de soi dans et avec le Christ à son Eglise, et il exprime le service rendu par le prêtre à l'Eglise dans et avec le Seigneur » (n.29).

 

C'est pourquoi l'identité du prêtre, ce mystère qui dépasse l'homme et le dépasse lui-même, ne peut être mieux exprimée que par la parole de l'épître aux Hébreux qui a servi de motivation théologique à la loi du célibat dès les origines de l'Eglise, et que rappelait encore tout récemment le pape Jean-Paul II :

« L'identité sacerdotale est une question de fidélité au Christ et au peuple de Dieu, auquel nous sommes envoyés. La conscience sacerdotale ne se limite pas à quelque chose de personnel. C'est une réalité qui est constamment examinée et ressentie par les hommes, car le prêtre est "pris d'entre les hommes et établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu" (121)

Comme le prêtre est an médiateur entre Dieu et les hommes, de nombreuses personnes s'adressent à lui en demandant ses prières. La prière, en un certain sens, "crée" donc le prêtre, spécialement comme pasteur. Et, en même temps et en permanence, chaque prêtre "se crée soi-même" grâce à la prière. Je pense à la merveilleuse prière du Bréviaire, Officium divinum, dans laquelle toute l'Eglise, par la bouche de ses ministres, prie avec le Christ... (Ibid.) »

 

Ce caractère de médiateur, donné par le sacrement de l'Ordre, confère au prêtre une dignité que les Pères de l'Eglise exaltent sans complexe. Ils ne connaissent pas nos timidités d'hommes modernes, dès lors qu'il s'agit d'une de ces « sublimes réalités » que la parole humaine est impuissante à décrire. Les grands théologiens orientaux donnent le ton de la littérature patristique sur le sacerdoce, avec un Grégoire de Nazianze ou un Jean Chrysostome, l'un et l'autre dans des traités qui servent d'inspiration à des générations d'évêques et de prêtres. (122) On ne peut se faire une meilleure idée du climat théologique dans lequel ces évêques et ces prêtres des premiers siècles, mariés pour la plupart, ont vécu leur sacerdoce qu'en lisant ces pages brûlantes où une authentique humilité, — celle du Magnificat —, célèbre le don reçu de Dieu comme une merveille incomparable. Ceux-là, dira Grégoire en parlant des pasteurs, « s'élèvent au-dessus de la multitude par leur vertu et leur familiarité avec Dieu, tenant le rôle de l’âme par rapport au corps ou de la pensée par rapport à l'âme » ; et Jean Chrysostome, pour qui également le sacerdoce « se place parmi les choses célestes » et imite « le service des anges », a cette envolée qui, en quelques lignes, transporte le lecteur sur un sommet de la pensée chrétienne :

« Un homme qui est l'ambassadeur d'une ville entière, que dis-je d'une ville ? de toute la terre et qui prie Dieu d'être indulgent aux fautes de tous, non seulement des vivants, mais encore de ceux, qui sont partis, quel doit-il être ? Quant à moi je pense que la confiance de Moïse et celle d'Elie ne suffisent pas pour une telle supplication. En effet, comme s'il avait la charge du monde entier et s'il était lui-même le père de tous, ainsi il s'avance devant Dieu, le priant d'éteindre partout les guerres, de mettre fin aux troubles, demandant la paix, l'abondance et une délivrance rapide de tous les maux qui menacent chacun dans le domaine privé et en public. Autant il faut qu'il soit supérieur en toutes choses sur tous ceux pour lesquels il prie, autant il convient que celui qui est à la tête de la communauté l'emporte sur ceux qui forment la communauté. Alors qu'il appelle l'Esprit Saint, qu'il accomplit le sacrifice qui inspire une immense crainte, qu'il est en rapports constants avec le maître commun de tous, où le placerons-nous? dis-moi. Quelle pureté et quelle piété exigerons-nous de lui ? Imagine, en effet, quelles doivent être les mains qui accomplissent un tel service, quelle doit être la langue qui exprime de telles paroles ; sur qui ne doit-elle pas l'emporter en pureté et en sainteté l'âme qui va recevoir cet Esprit ? Alors, les anges se tiennent autour du prêtre et tout le bêma (i.e. le sanctuaire dans son ensemble) et tout l'espace autour de l'autel sont remplis de puissances célestes en l'honneur de celui qui est là. » (123)

 

Non point que, de ces hauteurs, le prêtre soit désormais absent ou ignorant des choses de ce monde. Tout au contraire. Il est « le sel de la terre » et « il faut non seulement qu'il soit pur pour être jugé digne d'un tel service, mais encore qu'il soit très averti et qu'il possède une expérience étendue. Il ne doit pas moins connaître les choses de la vie que ceux qui vivent dans le monde, mais il doit se tenir éloigné de toutes ces choses plus que les moines qui ont gagné les montagnes. Comme il lui faut vivre en compagnie d'hommes qui ont une femme, qui élèvent des enfants, qui possèdent des serviteurs, qui sont environnés de grandes richesses, qui gèrent les affaires de l'Etat, qui ont des charges importantes, il faut qu'il soit divers... (tout cela exige) beaucoup de souplesse et de perspicacité... » (124)

 

Si tant d'hommes mariés, tant de couples chrétiens des premiers siècles, et jusqu'à une époque tardive, ont accepté sans réserve la discipline de la continence parfaite à partir de leur ordination, c'est que la conscience de cette dignité exceptionnelle, accueillie comme un don gratuit, était assez vive pour justifier un sacrifice souvent héroïque. Ces époux, faut-il le souligner, n'étaient pas sans avoir expérimenté les joies de la vie sexuelle et de l'harmonie conjugale. C'est en toute connaissance de cause qu'ils franchissaient le pas de la continence, et qu'ils devenaient ensuite, à leur tour, les « gardiens de la pureté » au sein du peuple de Dieu dont ils avaient la charge. Car ce sont ces mêmes hommes bien entendu qui, très souvent, ont légiféré pour le maintien de la discipline dans les divers conciles ou synodes régionaux. Ils n'étaient pas des « refoulés », à qui la sexualité humaine faisait peur ou inspirait une méfiance morbide, non, c'étaient des hommes choisis parmi les meilleures familles, riches d'une expérience humaine et professionnelle souvent déjà longue, ayant élevé leurs enfants dans les bonnes mœurs et jouissant de l'estime sociale. Ces hommes mûrs, et mûris par tout ce que la vie conjugale peut apporter de plénitude, manifestaient à l'ordination, par leur seule démarche, sans faire de théories, que la révolution anthropologique opérée par le Christ avait créé un monde neuf, dans lequel le corps humain, la sexualité et le mariage prenaient une valeur inestimable, qu'ils n'avaient jamais eue et n'auraient jamais dans aucun autre système de pensée. Même si la vox populi les élisait à leur corps défendant, comme ce fut parfois le cas, il ne leur venait certes pas à l'esprit qu'en leur demandant la continence on leur faisait payer une sorte de droit de péage pour accéder aux honneurs de la cléricature. Hilaire de Poitiers, Pacien de Barcelone, Sévère de Ravenne, Eucher de Lyon, Paulin de Noie, pour ne citer que quelques-uns, tous se fussent indignés que l'idée d'un tel marchandage puisse effleurer l'esprit quand il y va d'une dignité comme celle du sacerdoce. Car « nul ne s'arroge à soi-même cet honneur, on y est appelé par Dieu, absolument comme Aaron », et le choix de Dieu fait de la liberté qui accepte d'y répondre une liberté plus parfaite. Tout ce que Vatican II mettra en pleine lumière sous l’éclairage évangélique : la dignité de la personne, le prix inaliénable de la liberté individuelle, la sainteté du mariage, la supériorité de la virginité et de la continence, les Pères des premiers siècles en avaient une conscience vive et le vivaient spontanément, grâce à leur proximité des temps apostoliques. En se soumettant en particulier à la discipline de la continence parfaite, les époux ordonnés manifestaient concrètement, comme les Apôtres, qu'ils étaient les disciples de Celui qui avait fait « toutes choses nouvelles » ; les disciples de Celui qui, par son exemple et son sacrifice, avait fait naître un peuple de prêtres, renonçant comme Lui aux joies légitimes de la famille pour se donner tout entiers à leur mission de médiateurs.

 

Ainsi, la vraie réponse aux objections soulevées à toutes les époques contre la loi du célibat ecclésiastique, ce sont ces hommes qui la détiennent, et avec eux la foule immense des évêques, prêtres et diacres qui, dès les temps apostoliques et à chaque génération, jusqu'au seuil du Sème millénaire, ont prouvé par leur fidélité quotidienne, sans tapage médiatique, que cette manière de vivre était dans la logique de leur sacerdoce ; non un fardeau inhumain imposé de façon arbitraire sur leurs fragiles épaules, mais le don de leur liberté répondant à un don divin sans commune mesure, qui ne les élevait que pour élever par là-même leurs frères humains vers les hauteurs de la divinité. C'est de ce fait incontournable qu'il faut avant tout tenir compte quand on retrace l'histoire du célibat à travers les siècles, et feindre de l'ignorer ou le taire, pour n'en grossir que davantage à des fins trop évidentes le triste bilan des défections, ne serait que tentative infructueuse et impardonnable abstraction.

 

Les nombreux exemples de clercs mariés, tout particulièrement, sont une sorte de « lieu théologique » fournissant à la réflexion sur la spiritualité et la théologie du célibat sacerdotal un ensemble de faits et une base empirique d'une richesse inappréciable. Il faudrait un livre pour exploiter la mine d'enseignements que renferme l'histoire de ces innombrables évêques, prêtres ou diacres qui, avec leur épouse, ont pratiqué fidèlement la continence parfaite avec l'assurance que leur donnait l'ancrage sur une tradition qui remontait aux Apôtres. Car, et c'est là sans doute la conclusion la plus sûre de l'enquête historique sur les origines du célibat sacerdotal, la conviction de se soumettre à une discipline qui repose non sur des décisions contingentes, fût-ce de l'autorité ecclésiastique elle-même, mais sur une volonté positive des fondateurs du christianisme, par imitation de l'exemplaire virginité du Christ, est un facteur d'équilibre psychologique et de stabilité en profondeur qui a fait ses preuves aux premiers siècles de l'Eglise et a solidement structuré à toutes les époques la personnalité des prêtres célibataires.

 

Les clercs des premiers siècles fidèles à la continence parfaite ne se sentaient nullement frustrés du droit à l'exercice de la sexualité que leur avait donné un mariage légitime. Bien au contraire. Parce que le sacerdoce avait fait d'eux, selon le mot du concile de Carthage, des « gardiens de la pureté » (pudicitiae custodes), ils vivaient désormais cette sexualité à un niveau supérieur, libérés pour un amour sans condition de leur Eglise et pour leur mission de pasteurs du troupeau, responsables devant Dieu de la sainteté des époux, comme de la vie religieuse des vierges et des continents de leur communauté.

 

Ceci nous amène à dire un dernier mot sur les rapports entre la discipline de la continence parfaite pour les membres supérieurs du clergé et le mouvement qui, surtout à partir du Sème siècle, suscita dans l'Eglise de nombreuses vocations à la virginité et à la vie monastique. Il est certain que ces deux phénomènes réagirent l'un sur l'autre, et que l'estime de la virginité, directement inspirée des conseils évangéliques, exerça pour sa part une influence marquante sur l'idée qu'on se faisait des obligations propres au. clergé, favorisant ainsi le développement de l'institution du célibat. Il convient de souligner cet aspect comme il le mérite. Mais cela ne signifie pas pour autant que le mouvement en faveur de la virginité soit antérieur, et moins encore soit la cause directe de la discipline de la continence parfaite pour les évêques, prêtres et diacres. S'il en avait été ainsi, on aurait plus rapidement abouti à une loi exigeant des candidats aux ordres qu'ils ne fussent pas mariés, et on n'aurait pas favorisé le recrutement d'hommes encore liés à une épouse, comme on continua de le faire pendant des siècles. On ne voit pas bien pourquoi les législateurs du 4ème siècle insistèrent tant pour montrer le rattachement de la discipline aux origines mêmes du sacerdoce chrétien, si le climat général de l'époque, l'estime croissante de la virginité avaient suffi à franchir un nouveau seuil. Le climat général du 4ème siècle est marqué au contraire par une violente crise qui secoue la vie religieuse et le clergé. Sous l'influence des théories jovinianistes, des couvents se vident, bien des nonnes et des moines se marient. Les jeunes Eglises de Gaule ou d'Espagne, ces pays de mission plus vulnérables au paganisme ambiant, connaissent des difficultés particulières. Les historiens soulignent aussi à juste titre le relâchement des mœurs qui s'introduisit dans l'Eglise au lendemain des persécutions, par suite de l'accroissement numérique des convertis. Le statut des évêques connut quant à lui une transformation sensible grâce à la conversion des empereurs au christianisme. De candidats prioritaires au martyre, beaucoup devinrent de hauts personnages jouissant d'honneurs, de privilèges, et bien souvent de grandes richesses. Une carrière faite pour tenter les ambitieux, à qui la porte ne fut pas toujours fermée, si l'on en juge par les lettres de Sirice et d'Innocent I se plaignant que, dans les provinces d'Occident, on choisissait mal les évêques. (125) Au total, c'est rien moins qu'un mouvement propice à la continence parfaite pour le clergé qui se propage, mais plutôt un ralentissement de l'élan primitif. C'est pour tenter d'y remédier que les législateurs du 4ème siècle invitent à un retour aux sources, conscients qu'il est de leur devoir de rester fidèles malgré tout à la tradition reçue.

 

Notons encore une réflexion de Sirice dans la décrétale aux évêques des Gaules : « Comment un évêque ou un prêtre oserait-il prêcher à une veuve ou à une vierge la continence ou l'intégrité, ou encore (comment oserait-il) exhorter les époux à la chasteté du lit conjugal, si lui-même s'est plus préoccupé d'engendrer des enfants pour le monde que d'en engendrer pour Dieu ? » L'idée que les pasteurs de l'Eglise sont responsables de la chasteté, sous toutes ses formes, — de la chasteté conjugale des époux comme de la chasteté parfaite des vierges —, peut aussi aider à comprendre pourquoi la discipline de la continence sacerdotale à pu être conçue dès les origines comme une priorité d'où dépendait la perfection du peuple chrétien. Ce n'est pas un hasard si la plupart des traités patristiques sur la virginité, qui ont tant fait pour l'essor de la vie religieuse, ont été composés par des évêques (saint Cyprien, Méthode d'Olympe, saint Athanase, Basile d'Ancyre, saint Augustin...). « Gardiens de la pureté », les chefs de l'Eglise avaient la conviction qu'ils devaient prêcher d'exemple et exhorter sans cesse (126), afin d'entraîner les fidèles sur la voie royale, mais étroite, qui conduit au Christ. Exactement comme l'avaient fait les Apôtres : « Ut quod Apostoli docuerunt, et ipsa servavit antiquitas, nos quoque custodiamus. »

Christian Cochini S.J.
Tokyo, 6 janvier 1996
en la fête de l'Epiphanie de Nôtre-Seigneur
Source : Serviam ayant reçu de la Congrégation pour le Clergé son accord de reproduction de cette étude très complète...

Publié dans Religion

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