E.S. 1025 ou les mémoires d'un Anti-Apôtre - MARIE CARRÉ - 2

Publié le par monSeigneur et monDieu

Je ne dirai pas, pour des motifs assez faciles à deviner, comment je passais la frontière et finis par arriver à Leningrad.

 

Mais, par contre, ma première visite à l’oncle a quelque chose d’immortel puisque je la sais par cœur et m’amuse à la. revivre périodiquement. J’ignorais quel poste exact l’oncle occupait dans l’administration russe, mais je décidais de jouer franc jeu. Si je voulais atteindre l’échelon que je me destinais, je pensais qu’il valait mieux jouer le jeu de la franchise avec cet unique homme là. Je crois qu’il me comprit fort bien dès cette première visite et que je lui plus.

 

L’oncle me dit que je devrais étudier avant tout la doctrine du Parti et les langues. Tout dépendrait de la qualité de mes études. Je lui répondis qu’en tout, je serais toujours le premier et que j’en saurais vite plus que mes professeurs. Il est agréable d’avoir quelqu’un avec qui se montrer vrai. Celui là était le seul. Je le lui dis. Il en fut flatté, bien qu’il me répondit par un petit sourire ironique. En cet instant, je fus plus fort que lui, en toute certitude. Et je sentis une grande vague de joie m’envahir, la première depuis ma fuite. Du reste, cela ne dura pas, mais me parut de bonne augure quand même.

 

J’étudiai avec férocité pendant six ans. Mes deux seules joies étaient ma visite trimestrielle à l’oncle et ma haine de Dieu, avec la certitude d’arriver à être le Chef incontesté de l’athéisme universel.

 

Je fus donc amené à penser que le chiffre 1025 était un numéro d’ordre. A mon grand étonnement j’avais vu juste. « Ainsi donc, m’écriai je, 1 024 prêtres ou séminaristes sont entrés dans cette carrière avant moi ! ».

 

CHAPITRE II

 

OÙ NOUS VOYONS COMMENT LE MALHEUR TRAVAILLE À FORTIFIER LES HUMAINS

 

L’oncle était mon seul ami, le seul homme qui me connût vraiment. Pour tous les autres, je voulais être insignifiant et y parvenais facilement. Les femmes ne m’intéressaient pas, j’avais même un certain dégoût pour elles et, par voie de conséquence, pour les imbéciles qui les aiment trop. Ma volonté d’apprendre le maximum était grandement facilitée par une mémoire étonnante. Une lecture attentive et je savais un livre par cœur, fût-il même écrit dans un style prétentieux. Mais j’avais aussi la faculté de ne retenir que ce qui vaut la peine. Mon intelligence nettement supérieure ne retenait que les valeurs et savait même critiquer en secret et avec un indéniable amusement les plus grands professeurs. Mon amour pour les doctrines athéistes, qui sont la base et le fondement du Parti, exaltait mon zèle, qui n’était pas petit.

 

Au bout de six ans d’études acharnées, l’oncle me convoqua, un soir, à son bureau. Jusque-là, il me recevait chez lui. Ce jour-là, je pus constater qu’il était bien un haut fonctionnaire de la police, comme je l’avais toujours supposé.

 

Il me fit une proposition brutale, propre, devait-il penser, à me bouleverser. Il me dit : « Je vais vous envoyer maintenant pratiquer un athéisme militant et international. Vous devrez lutter contre toutes les religions, mais principalement contre la catholique, qui est la mieux structurée. Pour ce faire, vous allez entrer au séminaire et devenir prêtre catholique romain ».

 

Un silence, pendant lequel je laissai la joie me gagner tout en gardant une apparence de totale indifférence, fut ma seule réponse. L’oncle était content et ne le cachait pas. Avec le même calme, il continua : « Pour pouvoir entrer au séminaire, vous allez retourner en Pologne, vous réconcilier avec votre famille adoptive et vous présenter à l’évêque ». J’eus un bref mouvement de révolte. Depuis mes relations avec l’oncle, c’était la première fois que je ne me maîtrisais pas. Il en parut satisfait et même amusé. « Ainsi, me dit-il, vous n’êtes pas tout à fait de marbre ». Cette réflexion me rendit furieux et je répondis sèchement : « Je le suis et le resterai quoi qu’il arrive ». L’oncle paraissait détendu et même amusé, comme si ma carrière, ma vocation, mon avenir (et donc celui du Parti) ne dépendaient pas des décisions prises en ce jour.

 

Il ajouta : « Le marbre est une belle chose, d’un usage primordial pour qui veut devenir agent secret, mais en l’occurrence, il sera nécessaire que vous témoigniez à votre famille la plus grande affection ». Je me sentais lâche et questionnai pitoyablement : « Pendant six ans de séminaire ?... » Il me répondit avec la dureté qu’on emploie envers les coupables : « Et si je vous disais oui, que répondriez-vous ? ». Il me fut très facile de répliquer que je me serais incliné et je fus même surpris de me sentir plus malin que lui. Il souriait toujours et me dit : « Oui, mais vous n’avez pas su cacher que vous pensiez que je suis un imbécile qui dévoile naïvement son jeu ». Je devins tout rouge, ce qui ne m’arrive jamais. Il ajouta : « Un agent secret n’a pas de sang dans les veines, n’a pas de cœur, n’aime personne, même pas lui-même. Il est la chose du Parti qui peut le dévorer tout vivant et sans avertissement. Mettez-vous bien dans la tête que n’importe où vous serez, nous vous surveillerons et nous débarrasserons de vous à la première imprudence. Et bien entendu, si vous êtes en danger et même s’il n’y a pas de votre faute, ne comptez par sur nous. Vous seriez désavoué ».

 

Je répondis : « Je sais tout cela, mais je me permets de demander pourquoi je dois manifester de l’affection à ma fausse famille. Je ne vous ai jamais caché la haine que j’éprouve pour eux ». – « La haine, me répondit-il, sauf la haine de Dieu, à l’exemple de Lénine, n’entre pas non plus dans nos services. J’ai besoin que vous soyez accepté par un véritable évêque de votre pays d’origine, la Pologne. Mais nous n’avons pas l’intention de vous faire faire vos études religieuses en ce pays. Non, vous serez envoyé de l’autre côté de l’Atlantique, mais ceci est confidentiel et vous jouerez l’étonnement quand vous recevrez cet ordre. Oui, nous avons tout lieu de craindre une guerre européenne, avec ce fou qui dirige l’Allemagne. Donc, il nous paraît plus prudent de vous faire étudier quelque part du côté du Canada, par exemple. Un autre motif nous anime, c’est que les séminaires européens sont beaucoup plus sévères que ceux d’Amérique ». J’eus un imperceptible geste de protestation et fus aussitôt deviné. L’oncle poursuivit : « Je sais que vous pourriez supporter six ans de séminaire très sévère sans jamais sortir, là n’est pas la question. Nous avons besoin que vous connaissiez le monde et comme il peut être intelligent de lui parler pour lui faire perdre la foi, et, bien entendu, avec la certitude de n’être jamais soupçonné. Il ne nous servirait à rien d’envoyer des jeunes gens dans des séminaires s’ils devaient se faire prendre. Non, vous resterez prêtre jusqu’à la mort et vous conduirez en prêtre fidèle et chaste. Du reste, je vous connais, vous êtes un cérébral ».

 

Puis il me donna quelques précisions sur la marche du service dans lequel j’allais entrer et à la tête duquel j’espérais bien finir mes jours.

 

Dès mon entrée au séminaire, je devais m’employer à découvrir comment détruire tout ce qu’on m’enseignait. Mais, pour ce faire, je devais étudier attentivement et intelligemment, c’est-à-dire sans passion, l’Histoire de l’Église. Je devais particulièrement ne jamais perdre de vue que la persécution ne sert à rien qu’à faire des martyrs dont les catholiques ont pu dire avec raison qu’ils sont une semence de chrétiens. Donc, pas de martyrs. Ne jamais oublier que toutes les religions sont basées sur la peur, la peur ancestrale, toutes sont nées de cette peur. Donc, supprimez la peur, vous supprimez les religions. Mais ce n’est pas suffisant. – « À vous, me dit-il, de découvrir les bonnes méthodes ». Je nageais dans la joie. Il ajouta : « Vous m’écrirez toutes les semaines, en style bref, pour m’indiquer tous les slogans que vous voudriez voir répandre dans le monde avec une courte explication des raisons qui vous auront guidé. Au bout d’un temps plus ou moins long, vous serez mis en action directe avec le réseau. C’est-à-dire que vous aurez dix personnes sous vos ordres qui en auront elles-mêmes chacune dix autres. Les dix personnes qui seront directement sous vos ordres ne vous connaîtront pas. Pour vous atteindre, il faudra qu’elles passent par moi. Ainsi, vous ne serez jamais dénoncé. Nous avons déjà de nombreux prêtres dans tous les pays où sévit le catholicisme, mais vous ne vous connaîtrez jamais entre vous. L’un est évêque, peut-être entrerez-vous en rapport avec lui, cela dépendra du grade que vous atteindrez. Nous avons des observateurs partout et particulièrement des anciens qui dépouillent la presse du monde entier. Un résumé vous sera envoyé régulièrement. Nous saurons donc facilement quand vos propres idées auront fait leur chemin dans les esprits. Voyez-vous, une idée est bonne quand elle est reprise par un imbécile d’écrivain quelconque qui la présente comme sienne. Car rien n’est plus vaniteux qu’un écrivain. Nous comptons beaucoup sur eux et n’avons même pas besoin de les former. Ils travaillent pour nous sans le savoir, ou plutôt sans le vouloir ».

 

Je lui demandai comment je pourrais rester en relations avec lui si la guerre éclatait. Il avait tout prévu. Je recevrais en temps utile une lettre postée en pays libre et bien à l’abri des hostilités. Je reconnaîtrais cette lettre comme valable au fait qu’on me donnerait mon appellation secrète, soit : E.S. 1025. E.S. voulait dire élève séminariste. Je fus donc amené à penser que le chiffre 1 025 était un numéro d’ordre. A mon grand étonnement j’avais vu juste. « Ainsi donc, m’écriai-je, 1 024 prêtres ou séminaristes sont entrés dans cette carrière avant moi ! » – « C’est bien cela », me répondit-il froidement. J’étais non pas découragé, mais ulcéré et furieux. J’aurais volontiers étranglé ces 1 024 bonshommes. Je dis seulement : « En faut-il vraiment tant ? ». L’oncle se contentait de sourire.

 

Il était bien inutile d’espérer lui cacher mes pensées. Aussi, j’ajoutai piteusement : « Il faut croire qu’ils n’ont pas fait beaucoup de bon travail si vous continuez à en recruter ».

 

Mais il ne voulut pas satisfaire ma curiosité. Je voulus au moins savoir si je pourrais entrer en relations avec quelques-uns d’entre eux. Mais l’oncle m’assura que je n’en connaîtrais jamais un seul. Je ne comprenais pas. Je me sentais désemparé. « Comment, lui dis-je, pourrions-nous faire du bon travail si nous sommes dispersés et privés de coordination et d’émulation ? » – « Pour ce qui est de la coordination, ne vous inquiétez pas, nous y avons pourvu, mais seuls les gradés en connaissent le fonctionnement. Quant à l’émulation, nous comptons sur l’amour du Parti ».

 

Je n’avais rien à répondre. Pouvais-je dire que le Parti n’aboutirait à rien dans le domaine de l’athéisme tant que je ne serais pas à la tête de ce service-là ? J’en étais tellement persuadé que je remisai les 1 024 prédécesseurs dans la case des abonnés absents.

 

CHAPITRE III

 

OÙ LORGUEIL EST EXALTÉ COMME UNE QUALITÉ DOMINANTE ET SUPERBE

 

Après cette mémorable soirée, l’oncle m’invita à prendre connaissance de quelques dossiers secrets et vraiment passionnants. Bien que ces mémoires ne doivent jamais être publiés, je veux rester prudent et je ne parlerai donc pas de ces dossiers. J’en connais qui donneraient, encore aujourd’hui, une fortune pour pouvoir les photographier. J’en ris, car il suffirait d’inventer une machine capable de lire dans ma mémoire.

 

Pendant cette semaine-là, j’appris un certain nombre d’adresses utiles, ainsi que des numéros de téléphone de divers pays. Toutes ces précautions sentaient la guerre derrière la porte. Je piaffais du désir de quitter l’Europe, car le bien de l’humanité eût été trop compromis par ma mort ou même seulement par l’abrutissement que procure le service militaire un peu prolongé.

 

L’oncle me fit revenir dans son bureau pour discuter politique internationale, mais je ne m’intéressais que médiocrement à cette science-là. L’oncle m’en fit le reproche en précisant que l’athéisme n’est qu’une branche de la politique. À part moi, je pensais que c’était la plus importante. Et l’oncle, qui paraissait entendre mes pensées ajouta : « Vous avez raison de considérer l’athéisme comme primordial, comme fondamental, mais vous avez encore beaucoup à apprendre dans ce domaine ».

 

J’en convins avec la plus parfaite mauvaise foi. Et, tout en gardant mon impassibilité, j’ajoutai : « Cependant j’ai une petite idée sur la direction générale qu’il faudrait donner à la lutte que nous entreprenons ».

 

Un éclair d’amusement passa sur le visage de l’oncle. Je crois que c’est parce qu’il m’aimait bien.

 

Je le fixais avec un brin de défi. Il me dit : « Parlez, mais soyez bref ».

 

Que voulais-je de plus ? ...Je dis donc tout paisiblement : « Au lieu de combattre le sentiment religieux, il faut l’exalter vers une direction utopique ». Un silence, il digérait. « Bon, dit-il, un exemple ».

 

Je tenais le bon bout. Il me semblait, en fait, que la terre entière était à ce moment là entre mes mains. J’expliquai calmement : « Il faut mettre dans la tête des hommes, et particulièrement des hommes d’église, de rechercher à n’importe quel prix une religion universelle où toutes les églises viendraient se fondre. Pour que cette idée prenne corps et vie, il faut inculquer aux gens pieux, et particulièrement aux catholiques romains, un sentiment de culpabilité concernant l’unique vérité dans laquelle ils prétendent vivre ». « N’êtes-vous pas vous-même un peu utopique dans la deuxième partie de votre proposition ? » – « Non, non, du tout, répondis je vivement. J’ai été catholique et très catholique, je veux dire très pieux et très zélé jusqu’à ma quatorzième année, et je crois qu’il est relativement facile de montrer aux catholiques qu’il y a de saintes gens chez les protestants, chez les musulmans, chez les juifs, etc. etc. » – « Admettons, me répondit-il, mais alors, quel sentiment auront les autres religions ? » – « Ce sera variable, dis-je, et je dois encore étudier cet aspect du problème, mais, pour moi, l’essentiel est d’atteindre profondément et définitivement l’Église catholique. C’est elle la plus dangereuse. » – « Et comment verriez-vous cette église universelle vers laquelle vous voudriez les voir tous courir ? » – « Je la vois très simple, dis-je, elle ne pourra jamais être autrement que simple. Pour que tous puissent entrer.. elle ne pourra retenir qu’une vague idée d’un Dieu plus ou moins créateur, plus ou moins bon, selon les jours. Et du reste, ce Dieu ne sera utile que dans les périodes de calamités. Alors, la peur ancestrale remplira ces temples-là, mais autrement ils seront plutôt vides. »

 

L’oncle réfléchit un bon moment, puis me dit : « Je crains que le clergé catholique ne voie rapidement le danger et ne soit hostile à votre projet ». Je répondis vivement : « C’est bien ce qui s’est produit jusqu’à présent. Mon idée a déjà été lancée dans les airs par des non-catholiques et cette Église a toujours fermé sa. porte à pareil programme. C’est justement pourquoi j’ai voulu étudier la façon de lui faire changer d’avis. Je sais que ce ne sera pas facile, qu’il faudra y travailler pendant vingt ou même cinquante ans, mais que nous devons y arriver ». – « Par quels moyens ? » – « Des moyens nombreux et subtils. Je vois l’Église catholique comme une sphère. Pour la détruire, il faut donc l’attaquer en de nombreux petits points jusqu’à ce qu’elle ne ressemble plus à rien. Il faudra savoir être très patients. J’ai des tas d’idées qui peuvent paraître, au premier abord, mesquines et puériles, mais je soutiens que l’ensemble de ces mesquines puérilités deviendra une arme invisible d’une grande efficacité. » – « Bon, me dit l’oncle, mais il faudrait me faire un petit topo. »

 

Lentement, je sortis mon portefeuille, en tirai une enveloppe qui contenait un précieux travail de mise au point de mes idées. Je posai ce document sur le bureau avec une invisible satisfaction. L’oncle se mit à lire aussitôt, ce que je n’avais pas osé espérer. Cela me prouvait qu’il fondait de grands espoirs sur moi. Comme il avait raison, le cher vieil homme !

 

Après sa lecture, qui lui prit plus de temps que vraiment nécessaire, l’oncle me regarda et dit : « Je vais faire examiner ce travail par mes conseillers. Vous reviendrez chercher la réponse dans huit jours, à la même heure. En attendant, préparez votre départ pour la Pologne. Prenez cela », me dit-il en me tendant une enveloppe qui était très généreusement garnie de roubles, de plus de roubles que je n’en avais jamais possédés.

 

Je pris une indigestion de théâtre et de cinéma et j’achetai un grand nombre de livres. Je ne savais pas trop comment les expédier, mais je pensai que l’oncle y pourvoirait par une quelconque valise diplomatique. Je vécus ces huit jours dans un état d’exaltation tel que je ne sentais plus mon corps et que je ne dormis pour ainsi dire pas.

 

Pour moi, se posa alors la question (et c’était bien la première fois) de savoir si j’essaierais de rencontrer une femme. Mais dans l’état d’exaltation cérébrale où je me trouvais, je pensai que cela n’en valait pas la peine. Je craignais même, par une action aussi médiocrement animale, de porter malchance à mon projet actuellement à l’étude parmi les plus hautes autorités du service. N’était-il pas avant tout important que d’emblée, je puisse sauter plusieurs grades et passer par-dessus le plus grand nombre possible des mille et vingt et quatre prédécesseurs qui ne pouvaient pas me valoir ?

 

Un soir, j’essayai de me saouler pour voir si mon cerveau en recevrait une utile impulsion. Il n’en fut rien et je peux affirmer que l’alcool est encore plus néfaste que la religion, ce qui n’est pas peu dire.

 

(à suivre)

Publié dans Témoignages

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