E.S. 1025 ou les mémoires d'un Anti-Apôtre - MARIE CARRÉ - 3

Publié le par monSeigneur et monDieu

Quand vint le moment de me présenter à nouveau au bureau de l’oncle, mon cœur battait un peu plus vite, mais ce n’était pas désagréable. L’important est que personne ne pût s’en apercevoir.

 

L’oncle me regarda longuement, puis me dit avec un petit sourire que son chef voulait me connaître. Comme il était certain qu’un si haut personnage ne se dérangerait pas pour me notifier son mécontentement, je ne fus pas du tout impressionné par cette convocation.

 

Mais, par contre, je fus horrifié par l’aspect extérieur de ce fameux « chef ». Horrifié est bien le mot qui convient et, trente ans après, il me suffit de fermer les yeux pour le revoir et le sentir. Il avait une telle « présence » que les autres n’étaient plus que des marionnettes. Déjà, je déteste cette sensation-là, mais il faut ajouter que cette « présence » était celle d’un monstre. Comment peut-on accumuler la brutalité, la grossièreté, la ruse, le sadisme, la vulgarité ? Cet homme devait certainement être de ceux qui vont dans les prisons se délecter des tortures. Or, j’ai un profond dégoût pour la cruauté qui est, j’en suis sûr, signe de faiblesse. Et comme je méprise toutes les faiblesses, comment pourrais-je jamais accepter que l’oncle se montrât si servile devant la brute qui nous recevait ?

 

La brute fit comme tous les chefs, elle commença par me regarder fixement dans les yeux pour voir. Pour voir quoi ? Avec moi, il n’y a rien à voir. Il n’y aura jamais rien à voir, camarade, pensais-je avec satisfaction.

 

Puis le chef me demanda ce à quoi je tenais le plus. Il me fut bien facile de dire : le triomphe du Parti, alors que la vérité avait plus de subtilité. Ce chef n’en avait-il donc aucune ? C’était impensable. Puis il ajouta d’un petit ton négligent :

 

 « À partir d’aujourd’hui, vous êtes inscrit parmi les agents secrets actifs. Vous donnerez des ordres toutes les semaines. Je compte sur votre zèle. Je veux bien admettre qu’il faille un certain temps pour détruire les religions de l’intérieur, cependant il est nécessaire que les ordres que vous donnerez trouvent un écho, notamment chez les écrivains, les journalistes et même chez les théologiens. Bien entendu, nous avons une équipe qui surveille les écrits religieux du monde entier et donne son avis sur l’utilité des directives données par tel ou tel agent. Donc, débrouillez-vous pour plaire. J’ai bon espoir, car il me semble que vous l’avez déjà compris tout seul. »

 

La brute n’était pas un idiot. Il entendrait parler de mon travail, cela j’en étais certain. Je connaissais trop bien la vulnérabilité des chrétiens pour douter de mon succès futur. Je crois que cette vulnérabilité peut s’intituler : « charité ». Au nom de cette sacro-sainte charité, on peut leur inoculer n’importe quel remords. Et le remords est toujours un état de moindre résistance. C’est à la fois médical et mathématique, ce qui pourtant ne va pas ensemble, mais moi, je mariais ces deux données.

 

Je saluai dignement le chef et le remercia avec froideur. Je ne voulais pas qu’il pût s’imaginer qu’il m’avait impressionné.

 

Quand je me retrouvai seul avec l’oncle, je me gardai bien de faire le moindre commentaire sur ce trop fameux chef. Du reste, je devais plutôt me féliciter que ce personnage fût si antipathique, car j’étais ainsi guéri d’avance de toute timidité envers les grands de ce monde. Et j’aboutissais toujours à cette même conclusion que, de toutes façons, le plus grand, c’était moi.

 

CHAPITRE IV

 

OÙ LART DE JOUER LA COMÉDIE DE LA MODESTIE

RENCONTRE UN OBSTACLE PARFAITEMENT HUMBLE

 

Je partis pour la Pologne en essayant de me persuader que ma puissance de dissimulation signifiait des dons certains de comédien.

 

À vingt et un ans, après avoir vécu six ans solitaire, en étudiant pauvre et ambitieux, il fallait que je redevienne un jeune homme affectueux, prévenant, obéissant et pieux... plus que pieux : brûlant d’entrer au séminaire.

 

Une jolie comédie pour mes débuts. Je pensais que j’arriverais à tromper ma soi-disant mère, mais le docteur ? Je craignais réellement son diagnostic. Cet homme était peut-être le seul dont j’aie jamais eu peur dans ma vie. Pourtant il fallait à tout prix, à n’importe quel prix, le mettre dans ma poche. Non pas que je n’eusse pu entrer au séminaire sans son appui, mais, pour me prouver ma force, je ne devais jamais être soupçonné. Le docteur était pour moi comme un test de ma propre valeur.

 

Je sonnai « chez moi » vers six heures, de façon à passer une petit heure avec elle, avant son retour à lui.

 

Ce fut elle qui m’ouvrit. Elle avait beaucoup vieilli et n’était même pas fardée ! Elle paraissait malade. Elle se mit à trembler, puis à pleurer. Les femmes ne sont vraiment à leur place que dans des harems où les hommes vont les voir seulement en cas de nécessité absolue.

 

Je demandai pardon pour mon long silence, espérant que la question du repentir serait ainsi rapidement réglée, puis oubliée, avant que le docteur ne rentrât. Aucune envie de manifester un repentir mâle, devant un vrai mâle.

 

Avec elle, je savais qu’on arriverait rapidement à la joie des retrouvailles et des projets d’avenir. Comme elle ne pouvait pas avoir de plus grand désir que celui de me voir prêtre catholique, je lui fis part tout de suite de mon irrésistible vocation.

 

La pauvre sotte était tellement heureuse que je lui aurais fait avaler n’importe quoi.

 

Elle voulut savoir comment m’était venue cette bien aimée vocation. J’avais vaguement pensé à diverses explications, puis avais renoncé à préparer cette scène d’avance. Généralement, le prémédité sonne moins bien que l’impromptu.

 

Je lui sortis une histoire d’apparition tout à fait propre à la séduire. Je savais bien que le docteur se méfiait de ce genre de choses. Mais elle avait un faible pour le merveilleux. Ainsi, je m’assurais de les diviser et de renforcer ma position. Pendant qu’ils se disputeraient à mon sujet, ils me laisseraient tranquille.

 

Je lui racontai donc une vibrante histoire d’apparition céleste, en prenant bien soin d’en graver les détails dans ma mémoire, de façon à ne jamais me couper. Je trouvais pittoresque de prétendre avoir reçu la visite de saint Antoine de Padoue. Le patron des objets perdus ne pourrait-il pas aussi s’occuper des enfants perdus ? Ce saint est tellement populaire qu’on peut lui attribuer n’importe quel miracle, les gens pieux marcheront toujours. Donc saint Antoine de Padoue m’avait rendu visite avec, bien entendu, le petit Enfant Jésus dans ses bras. Pendant que j’y étais, autant fabriquer tout de suite une belle image de dévotion.

 

Comme nous nagions dans la piété la plus sirupeuse, le docteur rentra chez lui. J’étais soulagé de voir arriver un être raisonnable. Mais je sus tout de suite qu’il ne me croyait pas.

 

Ainsi la partie serait plus difficile à jouer et donc plus amusante.

 

Je me devais de convaincre mon faux père. Je devais tout au moins l’acculer à faire semblant.

 

Mais cette première soirée fut plutôt pénible. Le docteur est un des rares hommes vraiment intelligents qui se soient trouvés sur mon chemin. Le jeu n’en était que plus voluptueux.

 

Le lendemain, je demandai une audience à l’évêque. Ma fausse mère le connaissait depuis son enfance. Il me reçut gentiment, mais sans enthousiasme. Il devait faire partie de ces catholiques qui pensent qu’il est préférable de ne pas exciter une vocation, mais au contraire de la combattre. Une vraie vocation doit triompher de tout obstacle.

 

Heureusement que je connaissais bien cet état d’esprit et que je pus ainsi ne pas m’en vexer. Mais je reconnais que cette attitude peut provoquer le désarroi chez un être qui justement n’a pas la vocation. Quant à moi, je sus rester chrétiennement humble et il ne me parut pas possible que l’évêque fût mécontent de moi.

 

Cependant, il me pria de me présenter au curé de ma paroisse ainsi qu’à un religieux réputé pour avoir reçu le don du discernement des esprits. Ce charabia veut simplement dire que ce bonhomme pense être capable de détecter toutes les fausses vocations, depuis les simplement imaginaires jusqu’aux franchement perverses.

 

Je me rendis d’abord chez mon curé, un brave homme tout simple. Il avait envie de voir fleurir une vocation sur sa paroisse et m’aurait donné tout ce qu’il possédait, c’est-à-dire presque rien, pour fêter cette heureuse nouvelle.

 

Pour que ce saint enthousiasme me fût profitable auprès du docteur, je priai ma fausse mère d’inviter l’ecclésiastique à dîner. Ce fut délicieux, car l’homme avait une âme d’enfant et, devant ce phénomène rare, mais très apprécié dans les procès de canonisation, le docteur se sentait malade. Comment un honnête chrétien peut-il résister aux saints ?.

 

J’étais donc fort réconforté quand je me rendis chez le religieux dont on vantait la perspicacité. Cet homme me parut au premier abord assez pénible à supporter à cause de sa lenteur et des nombreux silences qu’il semblait affectionner. Cependant, je pus sortir tous les clichés qui sont susceptibles de décrire une véritable vocation sacerdotale. Je riais intérieurement car, enfin, comment cet homme pouvait-il s’imaginer que mes pensées secrètes pourraient lui être dévoilées. Et comment aurait-il su si j’avais des pensées secrètes ?...

 

Notre entrevue fut très longue, mais je finis par y prendre goût. Je parlais avec facilité et m’écoutais avec satisfaction. Bien entendu, je manifestais la plus exquise modestie. C’est du reste une soi-disant vertu très facile à imiter. C’est même un jeu des plus amusants. Et j’étais un as de la modestie, ainsi que de beaucoup d’autres comédies.

 

Je me gardai de parler d’une soi-disant apparition de saint Antoine de Padoue. Ainsi, au cas où ma mère lui aurait dévoilé ce fait, il serait édifié de me voir le taire.

 

Cependant, je fus quand même fier de lui raconter que je n’avais jamais connu de femme et me désintéressais tout à fait de ce sexe tout juste utile à procréer. Je pense que ce pouvait être une marque certaine de vocation. Car je pouvais employer ce mot de vocation pour le métier que j’avais choisi dans le cadre du Parti et mon indifférence pour les femmes y devenait aussi une sorte de prédestination. Apôtre ou anti-apôtre ne doit épouser que son apostolat. Je fus donc très simplement éloquent chaque fois que le mot d’apostolat revenait dans la conversation. Il devait paraître évident que je serais un prêtre très zélé.

 

Ce religieux me tendit plusieurs pièges, notamment il essaya de me faire mentir. Enfantin! Un homme intelligent sait que le mensonge ne doit être employé que le plus rarement possible.

 

Et même quand je me sens obligé de dire des mensonges, j’ai trop de mémoire pour me couper en dévoilant la vérité. Non, un bon mensonge doit simplement devenir vérité pour celui qui l’a créé et donc aussi pour tous ses interlocuteurs.

 

Ce religieux voulut savoir pourquoi j’avais laissé mes parents adoptifs sans nouvelles pendant six ans. Là, je devins pathétique. Il m’était facile de revenir en arrière et de revivre la vague de douleur qui m’avait poussé vers la Russie. Mais justement, cet homme prudent semblait craindre que je ne fusse devenu communiste. Je lui dis que la politique ne m’intéressait pas. Quant à mes six ans de silence, je ne pouvais tout simplement pas les expliquer.

 

Je crois qu’il est bon de paraître parfois comme un homme faible et vulnérable. Les gens en place sont alors tout heureux de vous protéger. J’insistai même en disant que ce serait le remords de toute ma vie, tout en laissant entendre que ma mère se sentait récompensée par ma vocation sacerdotale. Ainsi, ce vieil homme n’oserait pas faire de la peine à ma mère en lui enlevant la seule joie de ses vieux jours. Évidemment, je ne prononçai pas des paroles aussi imprudentes, je me contentai d’espérer.

 

Plus le temps passait, plus notre conversation devenait cordiale. J’étais très satisfait et nous nous quittâmes bons amis.

 

Plusieurs jours passèrent dans le silence, comme si l’Église n’était pas pressée d’avoir un séminariste de plus.

 

Pour ma part, je travaillais avec ardeur aux prochaines directives qui devaient atteindre le monde entier, via la Russie.

 

Quand, enfin, je fus convoqué à l’évêché. Et là, la terre s’ouvrit devant moi, car l’évêque me dit tout tranquillement que le religieux pensait que je n’avais pas la vocation.

 

CHAPITRE V

OÙ UN AMBITIEUX PROGRAMME CHRÉTIEN CONDUIT DABORD À LASSASSINAT

 

Ma mère tomba malade et il fallut la mettre en observation à l’hôpital.

 

Mon père, par un bizarre réflexe de pitié, je suppose, joua de la gamme « gentillesse » avec moi. Je lui donnai la réplique avec beaucoup de dignité. II me demanda ce que je comptais faire. Je lui répondis que je n’abandonnerais pas, mais que je choisirais de faire ma médecine si vraiment l’Église ne voulait pas de moi. Petit couplet sur le bien des corps qui favorise le bien de l’âme. Fermez le ban !

 

Bien sûr, j’avais envoyé un télégramme urgent à l’oncle. Par l’intermédiaire du prêtre qui me servait de boite aux lettres, la réponse vint rapidement. Elle était brève et ne me surprit qu’à moitié. Elle disait : « Supprimez l’obstacle ».

 

Bien entendu, j’avais reçu un entraînement spécial réservé aux agents secrets. Je savais aussi bien attaquer que me défendre. En l’occurrence, je discutai longuement avec moi-même pour savoir si je devais simuler un accident ou plutôt un arrêt du cœur. En bref, devais-je semer l’inquiétude, ou simplement prouver ma docilité ?

 

Je pensai qu’il valait mieux procéder à cette liquidation en dehors du couvent. En conséquence, je priai mon correspondant d’inviter le religieux chez lui, sous n’importe quel

prétexte. Heureusement, ces deux hommes se connaissaient.

 

Je ne mentais pas en disant que je voulais savoir ce qui avait porté ce religieux à me refuser les marques de la vraie vocation. C’était important pour moi, car j’apprendrais ainsi à perfectionner ma petite comédie religieuse. En plus, j’étais horriblement vexé de cet échec. Et j’espérais encore pousser le religieux à revenir sur sa décision.

 

En attendant cette seconde entrevue, je fignolais mon vrai travail. J’y disais ceci : Il est très important que les chrétiens prennent conscience du scandale que représente la division de l’Église. Car il y a trois sortes de chrétientés : la catholique, plusieurs

orthodoxes et quelque trois cents sectes protestantes.

 

Faire état de la dernière prière de Jésus de Nazareth, prière jamais exaucée : "Soyez UN comme Mon Père et Moi sommes UN".

 

Cultiver un lancinant remords à cet égard, particulièrement chez les catholiques.

 

Faire ressortir que tout est la faute des catholiques qui font eux-mêmes, par leur intransigeance, les schismes et les hérésies.

 

Arriver au point que le catholique se sente tellement coupable qu’il veuille réparer à n’importe quel prix. Lui suggérer qu’il doit rechercher lui-même tout ce qui peut rapprocher des protestants (et des autres aussi) sans nuire au Credo. Ne garder que le Credo.

 

Et encore... attention : le Credo doit subir une infime modification. Les catholiques disent : « Je crois à l’Église catholique », les protestants disent : « Je crois à l’Église universelle ». C’est la même chose. Le mot catholique veut dire : universel. Du moins, il voulait le dire à l’origine. Mais, au cours des âges, le mot « catholique » a pris une signification plus profonde. C’est presque un mot magique. Et je dis que ce mot, il faut le supprimer du Credo, pour un plus grand bien, c’est-à-dire l’union avec les protestants.

 

En plus, il faudra que chaque catholique fasse l’effort de rechercher ce qui pourrait faire plaisir aux protestants, étant bien entendu que la Foi et le Credo ne sont pas en cause, ne le seront jamais. Toujours diriger les esprits vers une plus grande charité, une plus grande fraternité.

 

Ne jamais parler de Dieu, mais de la grandeur de l’homme. Transformer petit à petit le langage et les mentalités. L’homme doit passer en premier. Cultiver la confiance en l’homme qui prouvera sa propre grandeur en fondant l’Église universelle où viendront se fondre toutes les bonnes volontés. Faire ressortir que la bonne volonté de l’homme, sa sincérité, sa dignité ont beaucoup plus de valeur qu’un Dieu toujours invisible.

 

Montrer que le cadre de luxe et d’art qui enveloppe les églises catholiques et orthodoxes est en horreur aux protestants, aux juifs et aux musulmans. Suggérer que ce cadre inutile vaut la peine d’être supprimé pour un plus grand bien.

 

Exciter un zèle iconoclaste. Les jeunes doivent démolir tout ce fatras : statues, images, reliquaires, ornements sacerdotaux, orgues, cierges et lampes, vitraux et cathédrales, etc. etc. Il sera bon également qu’une prophétie soit lancée dans le monde entier qui dise : « Vous verrez les prêtres mariés ! et la messe en langue vulgaire ».

 

Je me souviens avec joie d’avoir été le premier à dire ces choses en 1938.

 

La même année, je poussai les femmes à demander le sacerdoce. Et je préconisai une messe, non pas paroissiale, mais familiale, dite à la maison, par les père et mère, avant chaque repas.

 

Les idées me venaient en foule, toutes plus exaltantes les unes que les autres.

 

Comme je finissais de transcrire en code tout ce programme, mon ami m’informa que le religieux lui rendrait visite le lendemain.

 

(à suivre)

Publié dans Témoignages

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